Ata Ebtekar – Compositeur classique / électronique – Téhéran

 

Si Perspectives est une histoire, alors son climax s’appelle Ata Ebtekar. Brillant compositeur de musique classique et électronique expérimentales, ce maître professeur émérite de composition et de sound-design a dû migrer tout au long de sa vie. Sans frontières, d’une musique maximaliste futuriste et novatrice, Ata Ebtekar alias Sote est ce genre d’individu fascinant qui se cache dans les tréfonds d’un espace médiatique étourdissant. Ses faits d’armes incluent un album écrit avec l’orchestre national iranien pour les nouvelles musiques, avoir publié chez Warp Records dans sa jeunesse (le nec le plus ultra de la musique électronique exigeante) et d’avoir enseigner pendant des dizaines d’années en collège d’art. Sur une terrasse dans les jardins du musée du cinéma iranien à Téhéran, cette discussion – profonde et intense – est la parfaite conclusion de notre voyage.

Témoignage

L’IRAN A UN ENVIRONNEMENT CULTUREL BOURGEONNANT, EN PROCESSUS D’OUVERTURE

J’aimerais que l’on commence cette discussion par parler d’une problématique culturelle en vogue actuellement. C’est l’idée selon laquelle on cherche actuellement l’innovation culturelle dans le mélange des cultures. On s’ouvre à l’idée d’un brassage culturel intelligent pour explorer de nouveaux territoires. Qu’en penses-tu ?

Je suis d’accord, mais surtout si tu regardes ce sujet selon une perspective européenne. Dans mon cas, c’est plus compliqué. Je suis né en Allemagne, je suis revenu à Teheran jusqu’à mes 12 ans. Je suis reparti de nombreuses années en Allemagne puis aux Etats-Unis, et finalement je suis de retour à Teheran. Pour moi, c’est quelque chose d’inconscient. J’ai grandi dans un environnement transculturel sans devoir l’intellectualiser. Je pense que ça se sent dans la manière dont je puise mes influences ici et là, notamment avec les micro-tonalités et les quarts de tons perses. J’avais besoin d’explorer ça par moi-même, par mon identité. Ce que je suis n’a pas à choisir entre la musique traditionnelle perse et la culture électronique européenne – ni même de manière plus large le jazz et ses sous-genres. Effectivement, on pratique le dialogue culturel d’une façon nouvelle désormais, avec des plateformes comme le festival CTM à Berlin par exemple. Mais dans le fond, ce n’est pas important que ça soit orchestré par des initiatives ou certains milieux, car c’est un procédé avant tout organique. Nous verrons beaucoup de projets transculturels dans les années à venir. Certains forceront un peu trop, et l’histoire ne les retiendra pas. Ça n’a pas d’importance, car des bonnes choses sortiront, et l’honnêteté est la clé.


Quand j’étais en Amérique Latine j’ai trouvé ça frappant à quel point l’idée du dialogue culturel pouvait flirter dangereusement avec une approche exotique des faits – presque néocolonialiste. Pas uniquement dans la production culturelle mais également dans notre façon de concevoir notre sphère publique. Si tu habites en Europe et que tu veux t’ouvrir sur le monde, tu le fais par le prisme de journalistes occidentaux qui se posent en explorateurs culturels. L’idée même de parler de « World Music » est offensante et surannée : dans nos catégories, la musique chilienne et iranienne sont dans la même petite boîte. Cette posture coloniale de la pensée, tu penses que ça va disparaître ?

Je ne pense pas. La musique est de l’art. Quand ça vient de vrais artistes, ce qui se passe en coulisse n’est pas intéressant. À la fin de la journée, au bout de l’histoire, la composition est le cœur de l’idée. J’ai l’impression parfois que les journalistes peuvent avoir une approche trop analytique de la musique. Ce que je veux dire, c’est qu’il est complètement vrai de retrouver tout ça, surtout quand tu t’interroges sur des considérations politiques, historiques et sociales. À la place, pourquoi ne pas se concentrer sur les conséquences positives ? Des musiciens avec des trajectoires différentes, des histoires différentes, se réunissent dans l’optique de créer de nouvelles idées. C’est tout. Avec le temps, nous saurons quels projets étaient intéressants et réussis. Je ne veux pas savoir d’où ça vient, comment s’est venu, et même savoir s’il y a une histoire derrière. J’essaie d’être centré sur l’essence de l’objet artistique.

 
 

Tu es revenu t’installer à Téhéran il y a trois ans uniquement. C’est lié ? A quoi ressemblait Téhéran il y a quelques années ?

J’ai essayé de revenir il y a 9 ans en fait, pour faire cette même chose : être actif, et publier de la musique. Mais il n’y avait pas de plateformes. Il s’agissait également d’un autre gouvernement. Il n’y avait pas de scène musicale expérimentale, alors qu’aujourd’hui cette scène est très puissante ici. Depuis que je suis revenu, j’ai pu réaliser 6 performances, c’est énorme. Même avant, quand je vivais à San Francisco où j’enseignais dans une université d’arts sonores, je n’étais pas aussi actif. Ma musique est très bien accueillie ici, malgré le fait qu’elle ne soit pas facilement accessible. J’ai eu des standing ovations, notamment de publics étrangers à la musique électronique. Le timing est important. Pour être honnête, je n’étais pas aussi honnête il y un an sur cette dynamique mondiale, mais j’ai pris le choix de changer ma perspective. Je me suis rendu compte que ça ne me conduisait nulle part d’être sceptique, alors j’essaie de l’embrasser et d’en faire quelque chose de positif.

Le lieu de notre rencontre avec Ata, dans les jardins du musée national du cinéma. Situé dans la partie nord de Téhéran, proche des montagnes, ce quartier regroupe les créatifs des classes supérieures de la ville.

Quand j’étais à Santiago, j’ai eu une conversation fascinante avec Vicente Sanfuentes. Il trouvait que de la même manière que l’on perd de la valeur dans la vérité en politique, on perd également cette recherche de vérité en musique. Que ce brassage culturel vient également du fait que notre époque nous invite à jouer avec notre identité – nos usages des réseaux sociaux y contribue. Derrière tout ça, c’est l’idée d’honnêteté et de crédibilité qui reprennent de la valeur. Raconter une histoire vraie n’est plus important. Par contre, c’est devenu plus important que cette histoire soit honnête ou crédible.

Globalement, je suis plutôt d’accord. Il faut juste faire attention à ne pas tout catégoriser trop vite, notamment dans une perspective globale. Tu pourras peut être trouver des iraniens qui te défendront le Teheran d’il y a dix ans, c’est une analyse qui est assez subjective. Il faut être prudent quand tu vois des articles ou des histoires sur « la renaissance de telle ville ». De facto, il faut être encore plus prudent quand on parle d’une dynamique mondiale et globale. Je pense néanmoins qu’il est en train de se passer quelque chose. À mon échelle, je me rappelle qu’il y a dix ans j’avais presque publié un album ici à Teheran. On était parti aux presses, mais à la dernière seconde les disques ont été retirés et un « non » ferme est tombé. Ce n’était pas le bon timing. Et peut-être que les gens au pouvoir à l’époque te diront que c’était mieux dans leur temps. Ce n’est pas parce que tu essaies d’être le plus ouvert d’esprit possible, le plus intellectuel et intelligent, que ta manière de voir les choses est forcément la bonne. Il ne faut pas être aussi catégorique. Le temps nous donne la plupart des réponses, même si nous ne sommes plus forcément là pour les apprécier. À titre personnel, je pense que des beaux jours sont devant nous. Je pense que nous sommes dans un tunnel, et que la lumière brille au bout. Je nous sens même pas à l’entrée de ce tunnel, mais très proche de la sortie. Je m’en rends compte particulièrement vis à vis de ce que je vois ici. Je sens l’énergie créatrice s’accumuler en Iran, et très probablement exploser dans les années à venir. Nous avons la riche histoire de la Perse avec nous, et les gens la néglige souvent. Notre littérature, notre poésie, notre architecture et notre musique sont riches et complexes. Pourquoi ne pas emmener tout ça dans une nouvelle dimension ?

 
 
Tu penses que l’Iran serait prêt à construire ces nouveaux ponts culturels ?

Dur à dire, car c’est très dépendant de la scène politique. Avec un peu de chance, cet environnement sera prêt. Pour le moment, ça a l’air plutôt bien engagé. Mais qui peut prévoir ce qui pourrait se passer avec un nouveau gouvernement ? Celui de Rohani est très ouvert d’esprit, tout du moins dans une perspective iranienne. Mais je pense que cette dynamique de l’isolement iranien est définitivement finie. Malheureusement, et c’est triste, mais je pense que cette ouverture ne se fait pas pour les bonnes raisons. Je pense qu’elles sont avant tout financières. L’occident pense qu’ils ont tiré le maximum d’argent du fait de voir l’Iran comme une région négative. Les décideurs réalisent qu’ils peuvent se faire beaucoup d’argent en ouvrant les échanges, le tourisme et les business. Certains iraniens pourraient te défendre l’idée que ce n’est ni juste ni honorable de laisser des occidentaux venir en Iran pour se faire de l’argent, pour profiter de nous. D’autres te diront que c’est le bon chemin, que l’Iran doit renouer. A la fin des fins, quelle importance ? Ils seront dans cette optique d’une manière ou d’une autre.

Mais à la fois, ce que vous pouvez appeler « occident » devient plus complexe. Les Etats-Unis ne sont plus aussi hégémonique. Le monde asiatique monte en puissance par exemple. L’état du monde est nouveau.

Exactement, et c’est pour ça que nous devons laisser les grands garçons discuter entre eux. À notre échelle, à notre communauté, nous ne devrions pas nous en soucier. Au contraire, développons notre projet avec le plus de positivité possible. Embrassons les opportunités. Avec un peu de chance, et comme tu l’as décrit plus tôt, ça va mener vers de nouveaux genres de musiques, de nouveaux territoires, et de nouvelles idées.

 

Théorisation

L’INSTINCT DANS LA CRÉATION EST DANGEREUSEMENT CONTRÔLABLE

J’aimerais parler un peu d’arc narratif maintenant. Quand on réfléchit aux différentes cultures du monde avec une approche un peu plus moderne, on se rend compte que ce n’est pas tant des esthétiques qui nous différencient, mais des manières de raconter des histoires. Les histoires occidentales sont centrées autour de l’idée de climax. Une idée musicale par exemple, doit climaxer pour être résolu. L’arc narratif latin est beaucoup plus centré sur l’idée de groove, de communication, et cette idée de climax ne prévaut pas. Comment le sens-tu dans “l’arc narratif perse” ?

Déjà, il faut que tu réalises que les artistes perses sont intransigeants quand il s’agit de leur art. Donc je te dis tout de suite que je ne pourrai pas parler de l’ensemble des arts perses, car je risquerais de me faire incendier. Même quand j’ai réalisé mon projet de musique électronique perse en quarts de tons, beaucoup de gens ne voulaient pas considérer ça comme de la musique iranienne. C’est quelque chose qui nous est vraiment caractéristique, et je ne suis pas sûr d’être la meilleure personne pour répondre à ta question. En revanche, dans ma perspective, je peux te dire que j’embrasse beaucoup la narration européenne, car j’aime cette structure narrative. Mais c’est également quelque chose d’assez conflictuel car j’ai navigué entre plusieurs environnements culturels quand j’étais petit. Cette idée d’arc narratif est particulièrement intéressante, mais c’est un notion qui est subjectivement beaucoup trop floue pour moi. J’apprécie la pop-musique comme la musique d’Autechre de la même manière. J’ai des pièces qui sont grooveless et complètements folles, et d’autres beaucoup plus simples et traditionnelles, dans cet arc européen que tu décris. Le plus important c’est le rapport physique que tu peux entretenir avec ton art.


Le rapport instinctif ?

Absolument. Ma musique est maximaliste, mais je peux également apprécier une musique minimaliste qui est bien faite. J’adore Depeche Mode, qui sont très pop, et il y a des réflexions et des idées fascinantes derrière.

Ça me rappelle mon premier portrait. C’était dans les warehouses désindustrialisés de Sheffield, avec un artiste qui est le principal curateur électronique de la ville. Il faisait face à la dépression durant de nombreuses années, car au niveau artistique il n’a jamais réussir à obtenir le son maximaliste qu’il voulait de manière intellectuelle. Ça ne marchait pas, et il s’enfonçait dans une spirale négative. Le déclic s’est opéré quand il a lâché prise, quand il a pu rencontrer à nouveau son instinct. Ce dernier le poussait plutôt à être très minimaliste dans son art, à promouvoir sa communauté et la culture à Sheffield. Intellectuellement, il voulait quelque chose que son instinct ne pouvait lui donner. Et c’est là où je vois le paradoxe de l’art maximaliste : c’est un art fait pour le cerveau plus que pour le corps, et j’ai l’impression que tu dois forcément l’intellectualiser pour obtenir ce niveau d’artisanat et d’orfèvrerie de l’objet artistique. Mais à te parler, j’ai l’impression qu’il n’y a rien d’intellectuel dans ta démarche ; pour autant, ton son est maximaliste. Comment est-ce possible ?

Pour moi, la réponse est très simple – je me contente de le faire. La simple vérité, c’est que c’est le fruit de mes goûts au fur et à mesure de ma vie. C’est l’unique réponse que j’ai. J’ai commencé à composer durant la révolution, en Iran. J’ai vu les portes de mon pays se fermer. L’unique manière d’accéder à de la pop-music occidentale était d’obtenir des bootlegs de K-sets grâce à des cousins ou des gens en dehors du pays. Les gens les amenaient clandestinement et les dupliquaient une fois à l’intérieur du pays. Ce qui est surprenant dans mon éducation musicale, c’est que j’ai été immédiatement hypnotisé par les structures complexes. Ce n’étaient ni aucune voix, ni aucune mélodies, ni aucun rythmes, mais des sons fous que l’on pouvait entendre dans certaines pop-musiques. Quand je suis arrivé en Allemagne, j’ai été exposé à l’Electronic Body Music et la musique industrielle, et ça m’a fasciné. C’est comme ça que tout a démarré pour moi : d’être instinctivement, primairement, sauvagement noyé dans des sons fous et uniques. Ça s’est développé, au travers de la culture. J’ai commencé par avoir un groupe à l’école où l’on faisait des reprises de Depeche Mode. Par la suite, nous avons commencé à faire de la techno, qui était vraiment une musique expérimentale à l’époque. De manière logique, je me suis ensuite plongé dans la musique électronique académique et d’avant-garde, les pièces d’il y a 50 ou 60 ans. Cette trajectoire, tu peux l’entendre au travers de ma musique. L’art perse est complexe, chargé, sophistiqué. C’est un art maximaliste par essence, enrichi de multiples couches, avec un goût certains pour les motifs musicaux. C’est probable que cette part de mon identité a fini par se mixer avec les différentes scènes musicales européennes auxquels je pouvais être confronté. Je suis vraiment passionné de sound-design, et peut être que que je suis à la confluence de ça et de la culture perse. C’est l’unique réponse que je peux te donner. Quand je fais de la musique, ce qui fait que les poils de mon corps vont s’hérisser, est complexe et … j’ai horreur de le dire mais, intelligent. Je veux avoir une écoute active, même si j’adore l’ambient qui est une écoute passive. Cependant, quand je fais de la musique, je ne veux pas faire ça, principalement car ça a déjà été fait avant. Je veux écouter des couches et des couches de sons et d’harmonies. C’est ce qui me bouge.

Ces frissons sont indispensables pour que tu sois satisfait de ta musique ? Cela t’aide à te convaincre que tu es sur le bon chemin ?

Oui, c’est généralement le meilleur indice. Des fois dans mon studio, je commence à totalement frissonner. Ma femme rentre, et se met à rire car elle a pu me fixer pendant 5 minutes sans même que je la remarque. Je suis hypnotisé par le processus. Je sais que quelque chose est en train de se produire, à ces moments précis.

C’est intéressant car ça m’a l’air d’être quelque chose de profondément humain. Des artistes de tous les continents m’ont rapporté cette même sensation. C’est un peu comme si ton cerveau se synchronise avec ce que tu es en train d’écrire. Quand j’ai demandé à Matias Aguayo la dernière idée qui l’avait bouleversé dans sa vie, c’était de réaliser que la musique, l’exercice artistique, est un moyen de voyager dans le temps – dans ton temps. Car tu es influencé de toute ta trajectoire de vie, tu as la capacité de te replonger, de remettre au présent certaines sensations, car elles conduisent ton instinct. Dans un sens, c’est aussi une déclaration, celle du fait que nous construisons nos vies majoritairement par l’instinct, et que la pratique des arts c’est se laisser une fenêtre qui donne sur d’autres moments de ta vie. Le passé est une notion non linéaire et tu peux résonner avec le toi d’il y a 20 ans. Ce n’est pas se remémorer son passé, car il y a un élément magique qui le rend différent. C’est l’idée que des époques de ta vie peuvent rentrer en discussion.

Absolument, j’aime cette idée, et je peux y souscrire quand je pense à ma trajectoire. Le passé a été la plus grande influence de mon inspiration. Mais je peux aussi te dire qu’à ce moment précis de ma vie, où je me sens plus mature, j’ai l’impression que le passé, le présent et le futur sont devenus plus parallèles. Les lignes deviennent plus floues. J’essaie de composer de la musique que je n’ai jamais entendu avant, et pour moi c’est ce qui représente le futur. Mais en même temps, le présent est quelque chose qui irrigue mes travaux, coule en leur sein. C’est surtout le cas pour les motifs. Vivant actuellement en Iran, je suis influencé par les motifs que je peux rencontrer. Des motifs dans les murs, dans l’architecture, dans la manière dont la société fonctionne. Certaines personne trouvent ces motifs chaotiques, ils ne le sont pas. Regarde le trafic iranien, il y a une logique qui le compose.

 
 

L’Iran a un des taux d’accidents de la route par habitants les plus élevés de la planète. Au sein des grandes villes, les feux rouges n’existent pas, les piétons traversent à la volée. Se déplacer au sein de ces dédales urbains peut parfois ressembler à un jeu de tetris dans lequel on calculerait le passage des blocs pour traverser un dangereux torrent hypnotique.

Ce ne sont que des motifs qui ont une logique, un autocontrôle. C’est un système qui fonctionne selon une harmonie. Toutes ces choses, le passé, le présent, le futur, ont une importance dans mes travaux. Je pense que ça devrait avoir une importance pour tout compositeur. J’ai des étudiants et j’essaie de leur enseigner la composition et le sound design. Je peux leur enseigner des processus pour réaliser ces œuvres, mais je pense que les idées philosophiques – ta posture psychologique – sont plus importantes. Mais en même temps, si je prends du recul sur le moi d’il y a vingt ans, je n’aurais pas compris ces choses même avec le bon professeur. Pour les comprendre, il faut les sentir, pas les théoriser. Certaines personnes y arrivent rapidement, pour d’autres ça prend du temps, et c’est sain ainsi.

En es-tu arrivé au point où tu n’essaies même plus d’avoir un contrôle sur ce que tu fais, où tu n’essaies plus d’intellectualiser ces processus ?

(rires) Je me fais rire, car à chaque question que tu me poses j’ai l’envie d’y répondre selon plusieurs angles. D’une certaine façon, j’ai un contrôle direct, et j’en ai besoin. Mais en même temps, ça ne peut pas totalement dépendre de moi, car c’est organique. Je n’ai pas un contrôle direct, car cela vient de mes tréfonds, de ce qui me définit. Mais à partir du moment où ça émerge, je contrôle intellectuellement cette énergie pour la canaliser au travers d’outils qui me servent à m’exprimer.


J’ai beaucoup réfléchi à la problématique du processus créatif, c’est une des questions récurrentes quand tu es journaliste culturel. À force de rencontres, j’ai l’impression que le modèle le plus mature consiste à intellectualiser un environnement d’expression et de travail. Mais dès que tu mets un pied dedans, il faut te vider complètement, lâcher prise, devenir animal, et agir de la manière la plus instinctive possible.

Complètement, car à partir du moment où tu commences à intellectualiser ce genre de choses, c’est vraiment mauvais pour toi. Quand je réfléchis à ma discographie, à tous ces projets que j’ai eu la chance de pouvoir conduire, je peux connecter cette problématique à certaines périodes. Quand j’étais sur mon projet électro-acoustique de musique électronique iranienne micro-tonale, c’était particulièrement dur à aboutir. Car mon processus se reposait sur des concepts, et ça me rendait complètement fou. Ça ne pouvait pas aboutir, car ça n’était pas honnête. Je ne le faisais pas pour les bonnes raisons.


Car tu l’approchais avec un esprit d’entrepreneur plus qu’un esprit artistique ?

Sûrement oui, ça a joué un rôle. Actuellement je suis toujours dans une phase de musique électronique hardcore, et j’ai l’impression que j’ai beaucoup à explorer dans l’arythmie. Je pense que j’ai encore des choses à dire. Mais évidemment, je suis composé d’autres facettes. Le fait d’essayer de matérialiser certains projets sous la forme de concepts intellectualisés les rend impures. Car tu essaies de construire une histoire à partir de ce matériel, mais une histoire qui n’est pas spontanée, ni honnête. Ce n’était pas spécialement le genre de leçons qui m’a fait grandir – à l’origine je faisais déjà les choses de la bonne manière – mais ça a représenté une sonnette d’alarme pour moi. Après plusieurs années à ne pas avoir conscience de la manière dont je travaille, sans avoir aucun recul rationnel dessus, j’ai fini par réaliser brutalement que ce n’était plus moi. J’ai des amis qui peuvent réaliser une chanson pop ou un morceau de danse music sur commande, je ne peux tout simplement pas. Ça ne marche pas. Actuellement je me sens dans une période très positive, pleines de nouvelles idées, et j’ai hâte de pouvoir écrire à nouveau. J’avais abandonné certains projets après m’être rendu compte à quel point ils pouvaient m’empoisonner. J’étais progressivement en train de m’enfoncer dans la dépression, je devenais aigris. J’avais besoin de lâcher prise. Mais je sens que je peux à nouveau m’attaquer à eux, car je sens ce flot d’idées très organiques. Je ne pense plus en terme de concept, mais purement sur la manière dont je vais réaliser ce projet – les idées de compositions. Ça sonne magnifique dans ma tête, j’ai hâte de pouvoir le transcrire, l’écrire, l’habiter.

À l’époque de l’entretien, Ata Ebtekar s’apprête à écrire Sacred Horor In Design, unanimement acclamé par la critique. Cette dernière aventure témoigne parfaitement de l’équilibre dont il est question ici : conceptuel mais intuitif, introspectif mais moderne.

C’est intéressant car il y a exactement la même problématique dans l’environnement médiatique. Quand tu approches ton sujet en présupposant d’un titre, d’un concept, d’une histoire, c’est là que tu t’éloignes de l’honnêteté. Le titre, le concept, la narration, ne devraient apparaître qu’à la toute fin. Dans l’exercice des portraits, si tu essaies de dessiner des histoires sur les gens que tu rencontres, ça ne peut pas marcher.

Tu avais probablement des idées avant de venir me parler, mais dès que l’on a commencé à parler c’est devenu organique. La discussion prend ses propres trajectoires, et je peux sentir que tu le laisses aller, même si tu le conduis. Oui, je pense que tu as raison. C’est la même problématique pour tous les domaines qui ont un rapport avec le story-telling.

 

Dévoilement

LE BONHEUR ET LA MATURITÉ COMME L’APPRENTISSAGE DE L’ACTE INCONSCIENT

Quelle est la dernière idée qui t’a impactée dans la vie ? Une idée qui pèse sur ton âme, qui provoque un changement ou une réalisation, dans le domaine artistique ou dans tout autre domaine.

(pause) Ce n’était pas une idée pour moi. Je ne pense pas que ce sont des idées qui peuvent me changer. Pour moi, c’est beaucoup plus les gens qui me sont importants autour de moi.

Des rencontres ?

Non, beaucoup plus des personnes qui me sont proches. Il n’y a que deux fois dans ma vie où j’ai réellement changé d’un seul coup. La première fois a été quand j’ai rencontré ma femme et que j’ai commencé à vivre avec. La seconde fois a été quand mon fils est né. Ou plus exactement, pas quand il est né, mais à partir du moment où j’ai pu commencer à construire une vraie relation avec lui. Ce que tu peux ressentir quand tu développes une relation avec ton enfant de 3 ans. Pour moi c’était ces deux choses, et je ne pense pas que d’autres choses puissent réellement me changer.

Dans leur manière de concevoir le bonheur, beaucoup d’artistes m’ont parlé des frissons que tu peux avoir quand tu crées. Ils en ont besoin, pour être heureux. C’est pareil pour toi ?

Complètement. Mais je pense que j’aurais répondu différemment à ta question cinq ans plus tôt, avant que mon fils soit né. J’aurais probablement affirmé que des idées musicales ont pu me changer. Je suis toujours amoureux de la musique, mais si je devais l’abandonner pour ces deux personnes, je le ferais sans l’ombre d’une seule hésitation. Quand j’étais plus jeune, je ne pouvais pas passer une seule journée sans écouter de la musique, et je ne pense pas qu’il y a eu un seul moment dans ma vie où je n’écoutais pas de la musique. Mais je peux également te dire que j’abandonnerais tout ça instantanément pour eux. Ça n’enlève rien au fait que j’ai besoin de ces frissons pour être heureux, car je le vis, j’adore cette sensation, cet accomplissement.

Tu es juste devenu moins dépendant. Ça a changé la manière dont tu vis ton processus créatif ? Un peu comme peindre une œuvre avec le nez collé sur le tableau, puis d’un seul coup reculer de quelques pas ?

Oui complètement, et tu commences à voir l’ensemble d’une manière très différente. Car tout ça – le bonheur, la créativité, le lien entre les deux – est intimement lié à la prise de décision. Tu prends du recul, de la maturité, et tu prends ces décisions d’une manière beaucoup plus inconsciente. C’est inconscient, mais tu prends quand même des décisions, tu portes un choix.


Tu essaies de jouer avec ? En prenant des décisions conscientes d’aller dans des environnements dans lesquels certaines décisions inconscientes vont être provoquées ? Comme un jeu indirect de réactions ?

Absolument, et j’adore ça, car tu te challenges. J’adore me mettre dans certaines situations, dans certains environnements, qui te pousse à faire des choix que tu n’aurais pas été capable de faire autrement. Que ce soit des environnements psychologiques, ou d’une manière beaucoup plus terre à terre en te limitant à certaines pièces d’équipements. Le résultat est toujours très excitant.

 
 

Pour synthétiser, tu contrôles de manière indirecte ta capacité à prendre des décisions inconscientes. Tu dessines une trajectoire – ta trajectoire – au sein de ces décisions instinctives.

C’est bien résumé. J’adore la musique algorithmique, mais j’ai horreur de la musique algorithmique qui n’est pas contrôlée. C’est une problématique centrale en art contemporain et dans les domaines d’avant-garde et expérimentaux. Ces algorithmes peuvent être merveilleux, et le concept fantastique, mais le résultat complètement merdique. A la fin de la journée, le fait que ça soit expérimental, que ça brise les règles, n’a pas d’importance. La seule chose qui compte, c’est la composition. Je ne veux pas m’arrêter sur le processus, ou tout du moins je veux le prendre en compte uniquement quand je suis en plein dedans. Beaucoup de musiciens expérimentaux par exemple – dont nombreux sont de Sheffield et de cette région – ont des idées et des concepts formidables, mais quand tu regardes la composition, ce n’est pas intemporel. Tu te retrouves avec une œuvre dont il manque une structure. La musique algorithmique est intéressante, mais il ne faut pas que ça soit la musique de l’aléatoire. Il faut qu’il y ait de l’humain derrière.

J’ai rencontré un artiste un jour dont le mantra artistique était « entertaining accidents ». L’idée était de trouvé l’équilibre précaire entre la partie de ton processus créatif qui est généré de manière algorithmique, et la partie que tu insuffles avec ton âme. Il ne se voyait que comme la moitié de ses œuvres. Jusqu’où pourrait-on aller dans cette logique ? De mixer des algorithmes et l’esprit humain pour générer des idées nouvelles.

Je pense effectivement que l’on prend cette direction, et que l’on est au tout début de ce que peut permettre l’intelligence artificielle. Dans l’art, comme dans le marketing, les sciences, et beaucoup de disciplines humaines. On aura l’opposition entre les puristes de la création, et ceux qui voudront marier ce processus créatif aux algorithmes. C’est quelque chose que tu peux déjà observer dans de nombreuses scènes artistiques par exemple.

C’est quelque chose de particulièrement évident pour toi, qui évolues entre la musique classique et la musique électronique expérimentale. Comment tu le ressens ?

Oui complètement. En fait je n’ai jamais vraiment porté d’attention à la manière dont on pouvait me voir, même au début. C’est peut-être dû au fait que j’ai une identité complexe, que j’ai grandi dans un environnement avec beaucoup de racisme. L’Allemagne n’était pas l’endroit le plus facile où grandir avec ce genre d’identité. Ne pas m’en préoccuper, c’était également me protéger. Ça me donnait une énergie folle, car je voulais surpasser les gens qui voulaient me faire sentir différent. D’une certaine façon, je n’étais pas insensible, mais je n’en ai pas souffert également, car je pouvais le digérer avec cette posture. Le plus je m’inscrivais dans cet état d’esprit, le plus j’avais de la réussite, alors pourquoi arrêter ?

Ces situations sont un peu comme des paris, n’est-ce pas ? Ça t’enfonce, ou bien tu arrives à digérer cette négativité pour la transformer en quelque chose de plus puissant que toi.

Complètement, et j’ai des amis de cette époque qui n’ont pas pu le supporter. Ça a détruit leur vie.

 
 

Es-tu toujours positif sur le fait que tu vas continuer à changer, à rencontrer de nouvelles idées, à propos de tout dans la vie ?

(pause) Je pense que oui. Ça m’est arrivé récemment, grâce à l’enseignement. Pour certaines raisons, j’ai rencontré de nouvelles idées en préparant des cours pour mes étudiants. Ça ne m’arrivait pas quand j’étudiais dans une université d’art à San Francisco pendant mes six années là-bas. Ici, puisque j’adapte ce que je prépare à chaque étudiant, que ce sont des cours individuels, c’est beaucoup plus passionnant. C’est intéressant car je m’étais juré de ne pas reprendre l’enseignement, car je n’y voyais pas vraiment d’élément positif pour moi. Mais à force de propositions, j’ai eu la curiosité de m’y replonger. Enseigner le sound design et la composition en farsi est une horreur. C’était particulièrement frustrant au début, mais maintenant ça aide ma propre écriture.

Peut-on rapprocher le processus d’enseignement au processus créatif ?

Absolument, selon différents angles. Que ce soit les compétences techniques ou la manière dont tu transmets des idées éphémères à une personne avec laquelle tu connectes, ça peut être réellement fascinant. Parfois, quand je prépare certaines leçons, je me surprends à écrire de la musique et de nouvelles idées.

Ça veut donc dire que dans la vie, on est capable d’explorer de nouvelles idées pas uniquement grâce au processus créatif, mais par de multiple d’autres processus ?

Complètement, car la création peut se retrouver partout. Ça ne finit jamais. Si tu commences à croire qu’il y a une ligne d’arrivée, tu as perdu. Mais je ne pense pas que ça soit une pensée dominante, surtout dans le domaine des arts. Croire en la fin des choses, c’est très propre aux années 80. (rires)


C’est un remède contre la vieillesse ? De rencontrer des nouvelles idées ?

Non, ça ne me fait pas sentir jeune. J’ai des problèmes avec ça, justement. Ça fait sûrement partie de la fameuse crise de milieu de vie. Je pensais ne jamais en avoir une mais à un certain point tu réalises le nombre de choses dans la vie que tu ne pourras jamais revivre.

Et ça n’aide pas d’être dans l’emphase de son processus créatif ?

Je pense que si tu embrasses ce qui se passe, ce qui t’entoures, tu iras bien. Si tu résistes à tout ça, c’est là où tu ouvres une porte à la dépression. En fait, je ne voudrais même pas revenir à mes 25 ans, même si je le pouvais. J’ai vécu, il y a eu des moments formidables, mais ça ne serait pas honnête. Pourquoi voudrais-je ça ? Il y a de la beauté partout, dans tous les environnements. Peut-être que certaines personnes ont besoin de pratiquer un art « jeune » pour se sentir jeune, surtout dans la musique électronique. Je n’ai pas ce soucis.

Es-tu heureux et satisfait de ta trajectoire de vie ?

Oh complètement, certainement. Il y a toujours des problèmes et des choses négatives qui peuvent t’entourer, te composer à certains moments, mais ça vaut quand même le coup. Ma femme et moi avons décidé de revenir à Teheran pour de bon, de ne jamais repartir. Les décisions importantes de ma vie, je les ai faites en raison de ma famille : quand je suis retourné à Teheran peu après ma naissance, quand nous avons immigré en Allemagne après la révolution et la guerre, quand je suis parti aux Etats-Unis trouver mon frère. Mes grandes décisions de vie n’ont jamais été les miennes. Elles sont inconscientes. Nous avons inconsciemment décidé de revenir, et c’était peut être l’une des décisions les plus brillantes de ma vie. D’un point de vue personnel, d’un point de vue artistique, ça a complètement marché. Le timing est bon, car j’avais échoué à faire cette même chose il y a 9 ans. Mais aujourd’hui, le temps est bon.