Behafarid – Actrice / Danseuse – Téhéran

 

La danse est interdit en Iran depuis la révolution islamique de 1979. Le rapport au corps est conditionné par la société dont le rapport à l’habillement est strict : les hommes n’ont pas le droit de porter de tenues courtes, les femmes sont obligées de porter le voile. La perspective de cet épisode est celle de Behafarid, actrice et danseuse contemporaine dont le bonheur est centré sur la notion d’accomplissement et de gratitude. En dépit de sa situation délicate, elle a accepté de s’ouvrir sans le couvert de l’anonymat. Elle prône l’expression corporelle comme méthode de guérison collective.

Témoignage

ÊTRE UNE FEMME, ARTISTE, EN IRAN

Tu es une actrice et une danseuse, si je ne me trompe pas ?

Officiellement je ne suis pas une danseuse professionnelle. Ce n’est pas mon travail, ni ce qui occupe la plupart de mon temps. Par contre, c’est vrai que je connais bien la scène de danse contemporaine – underground par essence – à Teheran. Je connais pas mal de gens dans le théâtre, et je suis active dans une petite communauté.

Comment c’est de pratiquer ce genre d’arts à Téhéran ?

Ça dépend de quel art on parle. La danse, c’est compliqué, car c’est underground. C’est interdit de danser en Iran. En revanche, ça ne nous empêche pas de nous structurer sous la forme de festivals et d’endroits dédiés. Nous avons notre audience, notre scène. C’est juste … underground. Concernant le théâtre, je pense que c’est plus complexe.

Est-ce encore plus dur de réaliser ça, quand tu es une femme, en Iran ?

(rires gênées) Ok… Par où dois-je commencer ? Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait d’être une artiste, en Iran. Si tu essayes de le comprendre comme le fait de pouvoir être connue et toucher beaucoup de gens, alors ce n’est pas le bon endroit. Tu ne pourras jamais être l’artiste totale qui brille. Et même malgré ça, quand par exemple tu vas à des répétitions à Teheran en tant qu’actrice, tu es confrontée à de très nombreuses actrices comme toi. Elles se préoccupent tellement de briller, d’être sous les projecteurs ; mais d’une manière très égoïste, pas pour la beauté de leur art. Je pense que le Hijab leur prend quelque chose, et leur arrache. Cela emprisonne une partie de leur corps, et les incite à utiliser d’autres parties pour s’exprimer, comme leurs lèvres. C’est sûrement pour ça que Téhéran est réputé pour être l’un des meilleurs endroits au monde pour faire de la chirurgie esthétique. J’avais du mal à admettre que même au théâtre, je pouvais être frappée par ça.

Nous sommes interrompus par la gérante du café qui vient s’assurer que tout nous convient. Récit du chemin qui nous a conduit à celui-ci.

Tu trouves qu’il y a un décalage entre les tensions qui existent dans la société et les canaux par lesquels tu pourrais évacuer cette tension ?

Tu sais, en Iran, on n’a pas d’endroits comme des bars, ou des endroits où tu peux avoir du sexe contre de l’argent. Si tu veux avoir du sexe ici, il faut que tu te maries. Pour beaucoup d’hommes, il y a un déséquilibre entre leurs envies et leur capacité à les exprimer. Quand tu montes dans un taxi, tu ne sais jamais vraiment ce qui peut t’arriver. Etre une femme en Iran, c’est supporter énormément de pression. Et ça t’arrive tout le temps. Il y a moins d’une heure, un type s’est assis à côté de moi d’une manière un peu envahissante. J’étais mal à l’aise, mais c’est quelque chose qui a duré même après qu’il soit parti. Car c’est cette pression dont je te parles. Cette tension que tu accumules, tu as besoin de temps pour l’extraire, pour l’évacuer. La danse, particulièrement quand tu es une femme en Iran, c’est libérateur.

Le fait de porter un Shahl, un Hijab, ça ne peut pas mettre une forme de barrière par rapport au harcèlement de rue ?

Non, pas du tout. Il y a des endroits où si tu es agressée – si il t’arrive quelque chose – tu peux te manifester et les gens viendront probablement t’aider, mais au final pas tant que ça. Contrairement aux apparences, les règles strictes de la société ne sont pas vraiment efficaces sur ces questions.

 

 

Tegh est un jeune artiste électronique de Téhéran. Décrit par ses pairs comme un “dramaturge nocturne”, sa musique se marie parfaitement à l’exploration noctambule de Téhéran.

De nombreux iraniens m’ont parlé du fait que c’est dur de trouver des endroits privés. Que ce soit pour tes relations, avant tes 18 ans, ou pour fumer, la société est structurée de telle manière que ces endroits sont rares. C’est le cas en général pour l’expression corporel ?

Complètement. Imagine le poids de la religion, ou au moins des traditions, quand on t’empêche de perdre ta virginité avant le mariage. Ces jeunes filles, elles sont avec leurs copains, elles peuvent tout faire, sauf ça. Imagine la barrière que ça met, dans ton corps, sur ton corps.

Et le pire dans l’histoire, c’est que c’est une autocensure.

Exactement, c’est ce qui est fou.

Avec un chorégraphe qui vient de Vancouver, on a pas mal réfléchi sur la manière dont l’évolution de la technologie et l’émergence du numérique a un impact sur notre corps, tu trouves que c’est le cas également en Iran ?

C’est une question très intéressante. J’ai une petite sœur qui danse un peu également, mais plus dans la veine des travaux gymnastiques. Je peux voir à quel point sa relation avec son téléphone peut la distraire de l’attention qu’elle devrait porter à son corps. À tel point qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle a son téléphone dans les mains. Ça en devient des tocs physiques, de sortir son téléphone pour vérifier l’heure par exemple. (rires) Je pense que ce sont des éléments d’aliénation. Car dans ce processus où tu cherches à être apaisée avec ton corps, ça n’apporte rien de bon.

D’une certaine façon, ça distord ton langage corporel, et donc la manière dont tu pourrais exprimer des idées au travers ça.

Oui complètement, c’est une tension qui devient permanente. À quel moment ton corps se repose ? À quel moment il peut s’exprimer dans son plein potentiel ? Je pense que ça s’installe progressivement, et pernicieusement, en son sein.

C’est marrant car c’était un luxe avant, d’être connecté avec les autres. Ça en devient un luxe d’avoir accès à des environnements où tu n’es pas distrait par tout ça.

Oui, particulièrement en Iran. Prends les processus de drague par exemple. Vu que le rapport aux autres est limité dans la rue, de nombreuses personnes vont se réfugier dans leurs téléphones pour engager les autres. Mais une fois qu’ils repassent la barrière du réel, ils sont incapables de se parler face à face dans un café.

Je vois. Te concernant, à quel moment de ta vie tu t’es dit que tu voulais devenir une actrice ?

Il y a un clivage très important quand tu veux être un actrice ici. La plupart du travail que tu peux avoir est très « commercial », tu ne peux pas réellement t’exprimer, mais c’est là où est la plupart de l’argent. On considère que si tu veux jouer un rôle pour exprimer des choses, il faut que tu ailles voir ailleurs.

C’est une histoire de compromis ?

Oui, mais je pense que ça va bien plus loin que ça. J’ai étudié la performance en école, et je trouvais à l’époque que la plupart des gens étaient passifs vis-à-vis de leur environnement. Tu devrais passer la plupart de ton temps à lire, à écouter, à assimiler, à te créer. Dans le domaine de l’actorat, si tu veux être recrutée dans un bon théâtre, c’est à toi de faire en sorte de développer suffisamment ta sensibilité. C’est une question de volonté, même si ce n’est pas simple. C’est à toi chercher les gens dont tu as besoin pour arriver dans un endroit qui te permettes de t’exprimer.

Le fait qu’une grande partie de la scène artistique soit underground, ça devient plus difficile de créer des synergies ? De tracer une trajectoire naturelle ?

Au contraire, car le fait que ça soit quelque chose d’underground permet que le caractère des gens soit différent. Les gens ne sont pas ici pour l’argent, pour l’audience ; mais parce qu’ils croient profondément en ce qu’ils portent. Cette audience, bien souvent, ça ne peut pas être tes proches. Mon père est un religieux, je ne peux pas lui montrer ce que je fais. Mais le fait d’avoir cette contrainte, et le fait que ça ne me rapporte pas, me permet de m’assurer que je le fais pour les bonnes raisons : parce que j’y crois profondément, parce que c’est mon idéal, mon expression artistique.

 

 
C’est impressionnant car Téhéran est un endroit fascinant pour les arts contemporains. Le fait d’avoir un régime conservateur et rigoureux, c’est quelque chose qui est compensé par une envie folle d’explorer de nouvelles idées sur le plan artistique ?

Le fait que de nombreuses choses soient interdites ici, c’est quelque chose qui a également un aspect positif sur nous. Car ça engendre quelque chose, car il y a un terreau d’expression incroyable quand tu es un artiste. Si tout était aussi libre que dans les autres pays, la scène artistique ici serait beaucoup moins intéressante. Elle serait plus grande, mais surtout elle serait également composée de gens qui pratiqueraient leurs arts dans le seul but de construire une carrière et de gagner de l’argent. Ces contraintes, ce sont également les plus honnêtes garanties que nous avons, pour revendiquer que nous nous retrouvons dans l’unique expression de nous-mêmes. On a besoin de notre art.

Malgré le fait que ce soit underground, il y a des canaux de financement ? Il y en a suffisamment pour que la scène se reproduise ?

Actuellement ? Non. D’un côté, on a besoin d’argent, ne serait-ce que pour utiliser des lieux. De l’autre, à partir du moment où il y a des logiques de financement, ça devient presque impossible de rester underground. C’est là toute la problématique.

Mais dans la manière dont tu l’évoques, on dirait presque que tu préfèrerais que ça reste un petit milieu sans argent, plutôt que ça s’ouvre complètement et que la scène soit dénaturée, non ?

Oui, complètement. De nombreuses scènes étrangères dans des contextes beaucoup plus “fertiles” ne me font pas rêver.

C’est effectivement un dilemme que l’on traverse en Europe. On se pose la question de la légitimité de l’art comme contre-culture quand il est érigé en culture populaire. On doute de la fine frontière entre authenticité des intentions et industrialisation d’une démarche.

C’est intéressant, je pense même que beaucoup d’artistes sont persuadés qu’ils continuent à faire leur art pour les bonnes raisons, sans se rendre compte de l’influence que le système peut avoir sur eux. Ils peuvent avoir adoptés cette logique d’industrialisation, de positionnement dans un système, tout en pensant que ce qui anime leurs intentions dans la création restent pures. C’est idyllique. Et à côté, tu as des artistes comme Ata Ebtekar qui le font réellement pour les bonnes raisons, et qui restent malheureusement dans l’ombre.

Qu’est-ce qui te permets d’être sûre vis-à-vis de toi-même ? Comment savoir que nos actions sont justes  ? Tu dois t’en remettre à ton instinct ?

Oui, tu le dois. Je pense que la meilleure façon d’être convaincu que ce que tu fais est juste, c’est d’écouter, de regarder, de s’ouvrir sur le monde. Et surtout, ne jamais se dire que c’est fini. Plus que ça, accepter, se résigner, que ça ne sera jamais fini. C’est quelque chose que tu dois travailler, toujours et encore. Et même quand tu peux rencontrer le succès, cette idée d’accomplissement résolu, il faut la fuir.

Un frisson me traverse le corps. Behafarid dégage quelque chose de magnétique.

 

Théorisation

LA GUERISON PAR L’EXPRESSION CORPORELLE

La danse t’a aidé à mieux gérer cette pression « physique » du coup ?

Oui. J’ai commencé par la gymnastique quand j’étais petite, qui au final s’en rapproche un peu. Cependant, avant que la danse ne devienne un espace d’expression, tu dois apprendre à te libérer de tout ce qui peut te restreindre. Tout ce qui peut inconsciemment aliéner ton corps.

C’est un processus encore plus compliqué en Iran ? Dans un pays où la danse est interdite, comment apprends-tu à connaître ton corps ?

C’est très compliqué car c’est quelque chose qui est ancrée dans notre éducation. Si la danse est interdite, c’est principalement pour éviter les danses commerciales et sexy, mais on finit par interdire un langage. Mon père, qui comme je te l’ai dit est un homme religieux, m’a toujours appris qu’une femme doit avoir les jambes fermées ou croisées. Si tu es une femme avec une forte poitrine, on t’apprendra à te tenir d’une telle manière que tu vas la cacher.

C’est comme si il y avait quelque chose d’impie par essence.

Imagine, quand tu es dans ce cas de figure, que tu te retrouves sur un dancefloor. En moins d’une seconde, tu passes dans un environnement où tu peux briser toutes ces règles, avoir accès à ce langage. Et tu réalises qu’avec tes jambes, tu peux exprimer beaucoup de choses, plus complexes que ce que l’aliénation de nos corps nous laisse penser.

On en revient à une idée très simple. L’expression corporelle est un langage. Tu connais Hannah Arendt ? C’est une philosophe européenne qui expliquait que la complexité d’un langage – la diversité des mots que tu peux employer – conditionne la manière de raisonner. Interdire des mots, c’est empêcher l’élaboration d’idées complexes et subtiles.

Oui, je suis d’accord. Et au-delà de ça, ces différents langages ne se superposent pas : ils sont complémentaires. Il y a tellement de choses que tu ne peux pas exprimer avec des mots. La danse, l’expression corporelle, c’est une autre façon d’élaborer et d’exprimer des idées. Quand tu as un partenaire de danse notamment, tu peux sentir une certaine connexion, une certaine communication, que tu ne pourrais pas avoir autrement. Car ce ne sont même pas des choses que tu dirais dans une autre situation : ce sont des choses que tu ressens.

Aparté académique sur le post-modernisme et les différentes heuristiques qui composent le savoir.

Un processus d’idées qui a rapport aux sensations. Cette expression, elle est donc avant tout instinctive, et pas quelque chose que tu intellectualises ?

Ça dépend de l’espace d’expression qui m’est donné. Bien souvent, si je veux travailler, ça sera des choses dans lesquelles je dois intellectualiser ce qui est attendu de moi. Les travaux dans lesquels tu peux pleinement m’exprimer, dans lesquels tu peux être instinctive, tu ne touches généralement pas beaucoup d’argent. Être actrice, c’est évoluer dans un domaine dans lequel il y a beaucoup de concurrence. On te demande de jouer quelque chose en particulier, on ne te demande pas de t’exprimer, ni même de t’exprimer au travers de ce que tu peux jouer – autrement dit, réellement « interpréter ». Quand je travaille pour moi, j’essaye de représenter d’autres choses, de faire mention des phénomènes qui me touche. Par exemple, en Iran, un garçon et une fille qui se voient alors qu’ils ne sont pas mariés, c’est interdit par la loi. Egalement, la question du divorce une fois que tu es marié est très compliqué. Ce sont des choses que j’estime suffisamment importantes pour être mentionnées.

 

 
Beaucoup d’artistes ont ce processus centré autour des expériences de vie. Bien souvent, l’identité artistique à un instant donné est une accumulation d’une trajectoire complexe. Pour certains, la pratique de l’art, c’est une manière de voyager dans le temps au sein de soi-même, car les influences de hier sont également l’objet de ton expression aujourd’hui. Qu’en penses-tu ?

Pour moi, tout ce qui peut me faire ressentir quelque chose dans la vie, est entreposé dans mon corps. Je dois trouver une méthode pour l’entendre, pour le regarder, pour jouer avec. Mais dans le même temps, il faut que ce soit quelque chose qui puisse être intéressant pour les autres. Si l’objectif était simplement d’exprimer des choses, vis-à-vis de moi, pour moi, ça serait très limité. L’enjeu, c’est d’essayer de comprendre comment tu peux guérir ces blessures et exprimer ces tensions sur les corps de ton audience. C’est quelque chose de collectif, c’est une guérison et une expression conjointe, ce n’est pas unilatéral.

Jusqu’à quel point peux-tu dire que tu as besoin de l’art, de sa pratique, pour t’exprimer ?

La danse est un moyen de ne pas devenir fou. Que ce soit le bruit de la rue, des disputes au sein de ma famille à propos de la religion, il me faut quelque chose pour me libérer, m’émanciper. Que ce soit en étant artiste, ou en m’y plongeant comme une amateur.

Puisque ton langage est le corps, c’est le corps qui te dit quand tu te trompes ?

Oui, bien sûr. Quand je suis sur scène, et que je fais un mouvement qui n’est pas nécessaire (mime un geste de main faussement gracieux), j’en prends conscience très rapidement. Mon public ne veut pas voir quelque chose qui soit non-nécessaire, artificiel. Pourquoi le fais-je ?

Tu te sens narcissique ? Quand tu t’exprimes d’une manière dont tu n’as pas profondément besoin ? Quelle sensation ça procure ?

Je n’aime pas ça non. Je le ressens comme … n’être pas désirée. Et le pire arrive quand tu t’enfonces dans cette démarche, dans cette sensation. Tu essayes d’autant plus, tu t’enfermes dans cette spirale, et tu ressens encore plus ce manque de désir.

Quelle sensation as-tu quand c’est l’inverse ? Que ton corps se synchronise avec ton esprit ?

Je ressens qu’ils me regardent, que leurs regards sont rivés sur moi. Et c’est suffisant. Mais tu vois, quand tu deviens célèbre, tout le monde te fixe quand tu es sur scène, mais personne ne te comprend. Car tu n’as plus rien à dire. Et même quand tu fais quelque chose de faux, tu n’as plus cette sensation d’être rejetée. Peut-être que tu peux-retrouver ça dans de nombreuses formes d’arts.

Quelle interaction se met en place, quand ton corps te fait sentir que tu connectes avec ton audience ?

Tu ressens qu’il y a un désir de crescendo, de quelque chose d’encore plus fort. À partir de là, tu te nourris de ça, et tu ressens un certain flow, un certain frisson. C’est l’essence de la communication.

Quelle relation peux-tu ressentir entre ta présence sur scène, et le principe de narration ? Une des idées qui me fascine c’est de voir qu’en fonction des cultures, nous n’avons pas la même façon de raconter des histoires. La narration occidentale se centralise autour de l’idée de climax, tandis que la narration latine mise sur la communication, le groove, par exemple. Tu te sens écrire des histoires sur scène ?

Oui, complètement. C’est cette idée selon laquelle tu prends ton audience par les mains pour leur faire vivre quelque chose. Tu crées de la narration. Ces temps-ci, dans la pièce que je joue, j’ai une partie avec un monologue. En réalité, il y a plusieurs histoires qui s’entremêlent en son sein. C’est très important que j’attrape leur attention, car ça dure presque trente minutes. J’ai remarqué que quand je me glissais dans la peau d’un professeur, qui te raconterait ça d’une manière incisive : ça ne marche pas. En revanche, quand je leur parle comme si j’étais dans une salle-de-bain, en train me susurrer l’histoire à moi-même, en perdant toute forme d’intérêt vis-à-vis du fait que je sois écoutée ou moquée, quelque chose apparaît.

Car tu le fais d’une manière instinctive, et tout ce qu’il peut y avoir de brutalement rationnel dans cette communication disparaît. As-tu l’impression de danser avec l’émotion des gens ?

Oui, car je crois réellement que quand tu regardes quelqu’un danser alors que tu es assis, il y a un danseur en mouvement dans ton profond intérieur. Cette pulsion intérieure te donne envie de te libérer, et c’est aussi cette pulsion que l’on cherche à créer. On la ressent, et on s’en nourrit.

Parallèle avec le chorégraphe canadien Benedikt, et sur ce qu’il nous dit sur la réaction de notre cerveau face à la vision de quelqu’un qui danse.

Tu préfères danser, ou jouer un personnage ?

Je préfère être actrice je pense. Mais ces derniers temps, la danse m’a permis d’apprendre des choses qui me servent dans la manière dont je peux interpréter des rôles. Ce n’est pas uniquement dans le rapport au corps, mais plus le rapport à la scène. Il y a quelque chose en commun, dans le fait où tu ne dois pas te mouvoir, ressentir, sans en avoir le besoin. Dans les deux cas, ça doit naître d’une ambiance, d’une atmosphère. Et même si tu interprètes la même pièce, la même danse, pendant 40 nuits consécutives, ça peut être différent à chaque fois.

Le fait de ne pas pouvoir le contrôler, c’est frustrant pour toi ?

Tu dois l’accepter ! En aucun cas il faut forcer ce processus d’expression, car tu t’engages dans un cercle vicieux. Quand ça arrive, la seule réponse possible est de faire quelque chose d’autre, de lâcher prise. Même si mon directeur veut me décapiter dans ces moment-là (rires). A ce moment-là, il faut se détendre, écouter la musique que tu as envie d’écouter, et laisser momentanément chaque partie de ton corps prendre le dessus. Comme si ta main, ou ta jambe, ou ton épaule devenait ta tête (mime un mouvement naturel et organique de son bras).

Comment tu le vois, cet apprentissage du corps, notamment de la danse ?

Apprendre à connaître son corps commence par arriver à sentir le tempo, le groove, le rythme, les sensations. Mais on oublie souvent la deuxième étape, qui consiste à ne plus être impressionné par la musique, par son corps. La musique doit être là pour t’aider dans un mouvement, mais ton mouvement ne devrait pas dépendre de la musique. Autrement dit, le but est d’être capable de pouvoir danser même dans le silence.

Tu dois être capable d’avoir une certaine distance ?

Oui, tu dois être capable d’y ajouter quelque chose, d’en prendre des choses, mais dans une certaine retenue. Tu ne dois pas être impressionné émotionnellement. C’est un des problèmes sur lesquels je travaille, mais beaucoup de gens ont du mal avec ça.

C’est la même problématique au sein de la musique. Si tu te laisses aller trop à l’interprétation, ça peut devenir vulgaire, mielleux. Un des plus célèbres pianistes, Rubinstein, disait qu’il fallait de la « noblesse » dans l’interprétation des choses.

Tu ne devrais pas t’impliquer, car tu es dans un processus de communication. C’est quelque chose de particulièrement vrai en danse, ou en théâtre. Si tu t’impliques trop, tu finis par faire des faux pas. Tu dois prétendre que tu es impliqué, ou alors l’être mais en ayant cette profonde conscience. Si tu perds ce fil conducteur, ce n’est pas bon.

C’est un équilibre précaire entre honnêteté et subtilité.

Je pense que dans tous tes travaux tu dois essayer de trouver cet équilibre, même si c’est dur. Il y a plusieurs balances, que tu peux trouver de manières différentes.

 

Dévoilement

LE BONHEUR COMME RÉSULTAT DE L’ACCOMPLISSEMENT

Tu trouves la manière d’être heureuse, au travers de ton art ?

J’en trouve une certaine satisfaction, c’est sûr.

Mais est-ce directement lié pour toi ?

Tu sais, pour moi, être heureuse ne veut pas dire faire des choses joyeuses. Peut-être que j’ai envie de pleurer de toutes mes larmes ici maintenant …

… et pour autant être complètement heureuse ?

Oui.

Comment définirais-tu le bonheur ?

Le bonheur s’exprime pour moi par la satisfaction : être capable de la ressentir à tout moment, d’être capable de pouvoir choisir les choses par lesquelles je vais pouvoir créer cette satisfaction. Petit à petit, cette satisfaction devient mon bonheur. Et c’est particulièrement le cas au travers de mon art. Si j’ai envie de guérir, de partager quelque chose, de ressentir quelque chose, ça peut être une forme de satisfaction.

Arrives-tu à avoir une humeur stable, qui te permettes d’être durablement heureuse ?

Non. Je réalise que je dépends de mon environnement. C’est ce qui m’empêche de rester heureuse quand je le suis, de rester satisfaite quand je le suis. Je peux échouer, dans cette quête de satisfaction.

C’est quelque chose qui te fais peur ?

Non. Car ça m’arrive souvent, et je pense que c’est plus quelque chose auquel je dois m’habituer.

C’est une forme de lâcher prise.

Peut-être, mais c’est surtout de pouvoir admettre quand tu n’es pas capable de contrôler quelque chose. Admettre quand tu ne peux pas le changer à ta guise. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est même pas une histoire de se battre ou pas contre ça. C’est une histoire d’être … quelque chose, quelqu’un.

Playlist musicale sélectionnée par Behafarid.

Quelle est la dernière idée qui t’a marquée, qui t’a changé, dans la vie ?

Je voulais dire la liberté (rires) … Mais maintenant, ces jours-ci, je réalise que c’est plutôt le choix. Décider, c’est une idée fondamentale dans la vie. Pas dans le sens caricatural où tu pourrais tout réaliser, mais plutôt dans le sens de décider où tu veux te retrouver, dans quel environnement. Le fait que je sois assis avec toi, ici dans ce café, à boire un thé, c’est quelque chose que j’ai décidé. Je ne dois pas me laisser porter par une vague. J’ai des amis qui prennent des drogues de temps en temps, ça les fait lâcher prise au point où ils se laissent porter par le vent. Mais sans réellement le choisir. Se laisser porter par le vent, tu en as le droit, mais l’as-tu décidé consciemment ? C’est ça qui est important.

Il y a encore des choses qui te font rêver, ou la satisfaction a pris le dessus sur ta vie ?

Ces derniers-temps il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie. Je viens de me séparer de mon copain, j’ai bougé dans un autre logement, seule. Mais je décide de mieux connaître mon corps, d’arrêter de fumer, notamment ma marie-jeanne. Ce nouveau chez-moi, je m’y sens bien. Mon rêve, c’est de connaître mon corps.

Ce qui est touchant, c’est que tu n’es plus dans cette phase de rêves un peu candides, abstraits.

(surprise) C’était ta question ?

Non, je voulais voir quel sens tu pouvais lui donner justement. Ta vision d’un rêve, c’est l’étape d’après, ce n’est plus une rêverie.

Peut-être. Je rêve souvent du moment où tout ça s’arrête. J’imagine, et si maintenant ? Quand je suis dans une bonne période, je rêve de ce moment où tout se fini.

 

 

Es-tu toujours effrayée par la mort ?

Non, car j’en rêve, dans une perspective heureuse.

Tu crois en Dieu ?

Non, pas vraiment.

Car c’est souvent lié. La capacité à être satisfait d’une fin, de la fin, c’est quelque chose de très présent dans les religions. S’en remettre à dieu, « inch’allah », non ?

(rires) Quand je me sens apaisée, bien, je ressens un profond remerciement. Je peux voir une certaine idée de Dieu derrière ça, mais je ne sais pas exactement qui remercier. Donc je remercie mon chez-moi, l’eau, mon corps. Je prends une douche. Je remercie ce qui me rend heureuse, sans pouvoir mettre le doigt dessus.

C’est presque comme si nous avions le besoin de remercier quelque chose ou quelqu’un. Car c’est une façon de reconnaître la part de chance dans nos vie, que cette satisfaction déborde, et qu’il faut la diriger vers quelque chose.

Ça veut aussi dire que tu te préoccupes des choses, que tu n’es pas insensible. Tu n’es pas insensible à ce que tu vis, à cette part de chance.

C’est lié à l’honnêteté, dans le fond. Etre honnête, avec soi-même, son environnement.

Oui, complètement.