Benedikt – Chorégraphe – Vancouver

 

Après une jeunesse au Canada, Benedikt est un chorégraphe qui part s’installer à Berlin. En décalage avec le caractère communautaire du milieu de la danse contemporaine, Benedikt lance son projet musical éponyme visant à entrevoir de nouvelles narrations avec le corps. Les nou-velles technologies l’obsède dans leur potentiel à révolutionner notre manière de créer, et de vivre le corps. Ce bourreau de travail dépend de sa productivité pour être heureux, sans pouvoir échapper à la procrastination caractéristique de sa génération. Perspectives s’est arrêté à Berlin pour le rencontrer.

Témoignage

LE MILIEU DE LA DANSE CONTEMPORAIN EN DECALAGE AVEC LA CULTURE POPULAIRE

Peut-être que l’on peut commencer par tes origines, puisque tu as l’air d’avoir une trajectoire personnelle assez originale pour un berlinois.

Effectivement ! Je suis né à Vancouver Island, sur la côte ouest du Canada. Contrairement à ce que peut laisser penser le nom, il ne s’agit pas de Vancouver en elle-même. J’ai grandi dans l’arrière-pays, entouré par les montagnes et l’océan. Je viens d’une famille artistique, et j’ai donc été initié à la danse et à la musique dès le plus jeune âge. Quand j’ai eu 15 ans, je suis allé au National Ballet School of Canada. Tu connais sûrement l’école de ballet de l’opéra national de Paris : c’est la même chose, mais au Canada. C’est la bas que je me suis rendu compte que j’avais un talent pour la chorégraphie. En comparaison, je n’étais pas si bon en ballet, mes genoux souffraient beaucoup. C’était une période assez difficile, chaque année il fallait être accepté de nouveau, le tri était permanent. De passer d’une île rurale où je faisais l’école à domicile, à un dortoir d’une école nationale en plein cœur de Toronto, le choc a été assez rude. Par la suite, je suis allé à l’université de Cologne pour étudier la chorégraphie. Une fois diplômé, je suis venu m’installer à Berlin.


Une vue côtière de Vancouver Island.

C’était des années importantes pour définir ton identité artistique ?

Depuis que je suis tout petit j’ai toujours été intéressé par la relation entre la musique et le mouvement, le corps et le son. Ça a toujours été central dans ma façon de voir la chorégraphie. La partie musicale est tout aussi importante pour moi. Vice-versa, ma manière de faire de la musique est aussi intimement liée au son. Dans mon projet musical Benedikt, le corps est au centre de mon processus créatif. Toutes les vidéos que je publie ont un certain rapport à cette notion.  Il faut également que tu comprennes qu’avec le milieu de la danse, le niveau de reconnaissance populaire est assez faible. Comparé à d’autres formes d’arts, cela fonctionne beaucoup plus selon une structure communautaire. J’essaye de sortir de ça.

Il y a quelques jours, je suis allé dans une rave à Francfort. La question du corps semble particulièrement pertinente en Allemagne où la culture de vie nocturne prône la libération du corps par la fête – plus que dans d’autres pays. Tu le ressens également ?

Oui, c’est notamment ce que j’ai pu voir en découvrant les clubs de Berlin. Quand tu vas au Berghain, les gens sont au final très insulaires. Ils partagent assez peu la musique qu’ils peuvent vivre, mais l’abordent par une autre facette. La rave culture est très liée avec la consommation de drogues. Les ravers prennent de la drogue précisément pour taper dans leurs sensations corporelles. Dans un sens plus large, les gens boivent de l’alcool ou prennent des psychotropes précisément dans cette démarche. Je peux connecter avec ce fait quand par exemple on fait des exercices d’improvisations avec une vingtaine de danseurs. Evidemment, personne n’est sous drogue, mais même malgré ça, ça fait partie des expériences les plus fortes que j’ai pu vivre dans ma carrière. Notamment dans la manière dont tu utilises ton corps pour parler aux autres, te parler. Tu peux t’exprimer sans devoir être quelque chose de forcément sexuel, tu découvres une palette d’expressions, de couleurs. C’est une problématique d’éducation également. Très peu d’écoles enseignent la danse. Compare la taille des ouvrages qui parlent de l’histoire de la danse comparés à ceux qui parlent d’histoire de la musique. Notre approche du corps, de la danse, est sûrement plus jeune, plus immature, comparée à notre culture musical.

 
 
Comment évalues-tu la manière dont on s’aliène notre relation au corps, au sein de notre société ?

Ça dépend tout d’abord du fait que tu sois un homme ou une femme. Les femmes ont la permission – le devoir – d’avoir une relation avec leur corps plus importante que celle des hommes. J’enseigne la danse à de jeunes enfants. C’est très intéressant de les observer à l’âge de 3 ou 4 ans. Quand ils ne soucient pas encore trop de leur genre, les filles et les garçons ont un rapport relativement identique à leur corps. Une fois que chacun commence à comprendre le « je suis un garçon, ou une fille, et je dois agir comme ça », c’est là que leur rapport au corps change. C’est également très lié avec l’environnement familial. L’apprentissage du corps à cet âge se fait beaucoup par l’observation des parents. La danse est vue comme quelque chose de féminin, ou à défaut comme quelque chose qui n’est pas masculin. C’est intéressant de voir le nombre d’homme qui commence la danse autour de la trentaine ou de la quarantaine, car leur environnement social leur permet. Quand tu regardes les enfants de 4 ans danser, c’est lié. Ils sont complètement dans leurs sensations, ils n’ont pas besoin de ça, ils sont instinctifs durant toute leur journée. Ils n’ont pas de frontières.

La construction de notre rapport au corps dépend donc en grande partie de notre confiance en soi vis-à-vis d’un environnement social. Un projet dans le milieu de la danse, ça ressemble à quoi concrètement par rapport à un projet musical ?

C’est beaucoup plus conceptuel. Parfois trop. Le contexte de création est déjà totalement différent. Avant de faire une pièce de danse il va te falloir des financements, donc tu dois commencer par présenter un concept. Ce même concept change pendant le processus de création dans la plupart des cas. Mais tu en as quand même besoin pour articuler ton projet. En général, ça part d’une idée, et tu développes autour de ça. Mes vidéos dans mon projet Benedikt sont issues d’un processus différent, car j’étais dans une vraie relation de confiance avec tous les danseurs. Je jouais avec la frontière entre chorégraphe et producteur. La composition musicale est beaucoup plus individuelle, surtout dans mon cas où je compose et je chante.

C’est marrant car tu me décris le milieu de la danse d’une manière très négative. Tu vois des domaines dans lesquelles exprimer un rapport au corps peut être moins conceptuel ?

Rester dans le milieu de la danse contemporaine ne m’intéresse pas, car c’est très autocentré, littéralement incestueux. Tout le monde se connait, et les gens restent entre eux – d’où le terme de communauté que j’ai employé tout à l’heure. Je pense qu’il y a de l’enjeu à explorer le rapport au corps dans la pop-culture pour porter ces problématiques à une échelle plus large. Regarde les travaux de FKA Twigs ou Grimes. Beaucoup d’artistes musicaux explorent en réalité cette problématique.

C’est vrai que dans le monde de la pop, de nombreux artistes en ont même fait quelque chose de central. Pharell Williams a fait une vidéo de 24 heures sur son tube « Happy », où une diversité de gens explore cette idée par la danse. Il y a des façons de toucher un large public avec la danse.

Exactement. J’ai trouvé que le projet de Pharell était très cohérent, c’était très bien articulé. Tu pourrais notamment penser à Sigur Ros, à Thom Yorke dans « Lotus Flower » ou « Ingenue ». Mais je pense que l’on peut aller encore plus loin que juste montrer la libération du corps. Je pense qu’il y a un entre-deux, que l’on peut s’inspirer de la démarche pop tout en gardant une exigence d’écriture. Regarde justement la musique de Radiohead, je ne dirais pas que c’est facilement consommable, pourtant il y a un écho massif dans la culture populaire. Le public est « éduqué » à assimiler ce genre de musique, et je pense que ça peut venir dans la danse également.

Tu penses que c’est principalement une histoire d’éducation ?

Il faut faire attention avec l’idée de « manque d’éducation », car ça peut être très large. Par exemple l’éducation aux États-Unis est mauvaise, pour autant ils ont un certain rapport avec la pop culture qui leur permet de combler ça dans leur communication d’idées. En conséquence, si de plus en plus de figures de la pop-culture s’approprie la problématique du corps, c’est peut-être la manière d’ouvrir les gens à cette thématique. C’est d’ailleurs marrant la manière dont certaines personnes peuvent s’exclamer « c’est très artsy ! » dès qu’ils voient des travails chorégraphiques dans la pop. C’est beaucoup plus large que ça en réalité. Quand tu côtois le milieu de la danse, tu côtois des gens qui ont également beaucoup exploré leur corps, qui en ont une certaine idée. C’est facile de perdre le contact avec la réalité : le fait que la majorité des gens connaissent mal leur corps.

 

Théorisation

LA MAUVAISE CONNAISSANCE DU CORPS A DES SOLUTIONS TECHNOLOGIQUES

Pourquoi les gens ont-ils plus de difficulté à connecter avec des œuvres de danse ou de chorégraphie plutôt que des œuvres musicales, selon toi ?

Je pense tout d’abord que la musique utilise un langage beaucoup plus direct. En tant que compositeur musical et chorégraphe, c’est beaucoup plus facile de susciter une émotion par ta musique ou ton chant que par la chorégraphie. Je pense également que dans notre société, les gens peuvent facilement être effrayés par leur corps. La danse a un rapport beaucoup plus invasif vis-à-vis du spectateur que la musique, car la manière dont on peut essayer de connecter va dépendre du rapport au corps de tout un chacun. Tout passe par ton corps, que ce soit la tristesse, la joie, la haine ou la sexualité. Même la voix. Tout est là. Pour autant, les gens ne savent pas comment le regarder. La plupart des écoles enseignent aux enfants comment écouter la musique, mais on ne parle pas de danse, de rapport au corps.

 
 

C’est marrant car la danse est fondamentalement dans la communication. La musique ne l’est pas forcément, surtout dans notre culture européenne où l’écriture est intellectualisée. Dans différentes cultures ce rapport semble également varier. Quand tu vas en Amérique Latine, les manières d’interagir socialement, d’écrire des histoires dans les arts, emploient des arcs narratifs différents – une philosophie différente. Les musiques se prêtent plus à la danse, à l’engagement avec les autres, au partage. Paradoxalement, on a plus de mal à connecter avec quelque chose qui est pourtant créée avec en son cœur l’idée de communication, de partage.

Ce que tu dis sur les cultures noires et latines est également complètement vrai. Quand tu analyses leur rapport au corps, c’est quelque chose d’immédiat, de beaucoup plus instinctif. Leur rapport à l’art, à l’expression, est beaucoup plus terrestre. Dans l’histoire de l’art, les chansons ont toujours évoluées conjointement avec les danses – donc il y a un lien évident dans la manière dont tout ce qui est « terrestre » et « instinctif » peut conduire l’écriture comme un mouvement. Comme tu le dis, l’intellectualisation d’un art joue pour beaucoup. La danse contemporaine l’est devenu énormément, la plupart des gens ne pourront probablement pas connecter avec ce qui se fait. En tant qu’artiste, c’est également la question que tu dois te poser : veux-tu une audience spécifique de connaisseurs, ou quelque chose de beaucoup plus large ? Ça revient à ce que je te disais tout à l’heure sur toute la problématique de la musique pop.

La question est même plus profonde que ça. Dans tous les champs artistiques et créatifs, ton travail est de partir de la perspective de ton interlocuteur. Tu lui prends la main, et tu l’emmène au travers d’un voyage qui lui fait découvrir de nouvelles idées, de nouvelles sensations. C’est une histoire, mais pour qu’il puisse la comprendre, il faut partir de lui. N’est-ce pas le problème avec la danse ? La danse a des histoires à raconter, des idées à partager, mais n’arrive pas vraiment à partir de son public : sa perspective sur le corps est limitée – tout ce qu’on a dit plus tôt sur le fait que la plupart des gens ne connaissent pas leur corps, ne savent pas comment s’exprimer avec.

C’est une excellente question. Je pense que c’est très vrai, mais la question que tu adresses à l’artiste c’est : est-ce qu’il doit s’en soucier ? Est-ce que c’est son rôle ? Personnellement, je te mentirais si je te disais que je me moque de savoir si mon travail va plaire aux gens. Mais je ne peux pas non plus me travestir, aller contre mon instinct. Dans le monde de la danse pop, ils sont effectivement pleinement dans cette problématique. Le monde de la danse contemporaine ne s’en soucie pas vraiment, y compris les gens qui vont au bout du compte voir des performances de danse contemporaine. Je pense que même si tu n’as pas les clés pour décrypter les choses, si la pièce est bonne, alors il va se passer quelque chose. Tu parles assez justement d’un rapport au corps différent dans les cultures d’Amérique latine – plus terrestre – peut-être que la technologie peut nous permettre de prendre ce chemin ? Réfléchis à la manière dont la technologie bouleverse notre état de fait. Est-ce que les réseaux sociaux et les smartphones ont changé notre rapport au corps ? En mieux, en moins bien ? On a tous un appareil photo dans la poche en permanence désormais. Je pense qu’on est seulement début des conséquences du numérique sur le corps.

La réalité virtuelle va être quelque chose de très important dans notre rapport au corps, et ça va arriver très vite. En dehors de l’engouement médiatique autour de ça, c’est surtout l’inter-croisement entre narration, immersion, et sensation, qui comptent. Que va-t-il se passer quand on change ce que l’on peut ressentir physiquement ? On a toujours voulu susciter le rapport aux sensations dans nos histoires : regarde la manière dont tout un versant de la pop culture est sexualisé. Imagine un appareil qui te permettrais de t’immerger dans tes sensations. Tu pourrais explorer mes travaux de chorégraphe en étant au milieu de la représentation. Tu pourrais ressentir ce que c’est. Ce tribalisme des sensations qui animent les raves, les gens qui prennent de la drogue, on peut en reprendre la narration sans les aspects négatifs – par la technologie. Il y a beaucoup de raisons pour laquelle une personne va prendre de la drogue, mais je trouve que c’est profondément triste quand ils le font car ils ne savent pas qu’ils ont accès à leur corps. Ils n’ont tout simplement jamais pris la permission.

 
 

Comment vois-tu la relation entre les nouvelles technologies et la créativité ? Ou plutôt, ce que c’est d’être créatif quand on est un « millenial » ?

D’un point de vue physique, j’ai du mal à dissocier mon appartement avec mon studio de travail, qui sont au même endroit. Je pense que je suis assez caractéristique de ma génération. On ne nous a jamais appris comment optimiser notre environnement de travail. Notre société nous apprend à réaliser une tâche ou un travail quand on nous en donne. C’est beaucoup plus difficile quand tu n’as pas un lieu de travail précis, et que tout doit partir de ta motivation propre. A notre ère numérique, c’est devenu un luxe de ne pas avoir de distraction, de ne pas être connecté. C’est un bruit ambient, vraiment. Mon rêve serait d’avoir un environnement de travail complètement isolé du monde extérieur, mais malheureusement ça coute cher.

On a totalement inversé la réalité en moins de vingt ans. La connexion est passé d’un luxe à du fast-food. C’est le même processus créatif quand tu travailles la danse et la musique ?

Il y a des différences structurelles entre les deux, mais tu utilises le même cerveau. Tu es soumis aux mêmes conditionnements psychologiques. Je comprends la curiosité derrière ta question, mais je pense que c’est une problématique qui va disparaître au fur et à mesure que l’on va s’enfoncer dans les nouveaux paradigmes de la technologie créative. Dans le futur, je pense qu’on brisera les frontières entre les différents champs créatifs. Peut-être que tu porteras un système de réalité virtuelle qui pourra t’emmener dans des raves numériques, dans des galeries numériques, dans des espaces de création numérique. On ne séparera plus danse et musique. De plus en plus, on va mixer nos processus créatifs, nos disciplines, nos définitions. Je pense que les technologies pour cette réalité seront très bientôt là. Notre vitesse de transition va dépendre de la capacité à nos sens de s’adapter, on en revient à la question de l’éducation, une forme d’éducation à l’usage.

C’est intéressant car la numérisation de l’art et de sa consommation ont provoqué une nouvelle problématique en musique : comment recréer de la connexion ? Ta musique ne prend plus la forme d’albums longs formats physiques, mais n’est plus que des lignes numériques sur un ordinateur. Il y a une réelle effervescence dans le monde musical autour des projets transculturels, du retour en force de la musique live, précisément à cause de ça. Voir un artiste cracher ses tripes sur scène, c’est une forme de connexion, d’honnêteté, qui a de la valeur maintenant plus que jamais. En musique, on parle de « groove » pour cette recherche, qu’en est-il de la danse ?

J’ai réalisé une œuvre autour de cette question du groove, il y a longtemps. On improvisait la danse sur la musique pendant des heures. C’était tellement intense, organique, qu’au bout d’un moment, un vocabulaire émergeait, que l’on a structuré autour de la pièce. Pour nous, c’était ça l’idée du groove. Tout comme la musique, la danse contemporaine se pose la question de sa place au sein de cette société. Les gens viennent toujours aux performances, car je pense qu’ils veulent voir quelque chose d’authentique. Tout du moins, de plus en plus, et c’est sûrement ce qui explique que la pop culture s’approprie de plus en plus cette problématique du corps, de la danse. La danse offre une nouvelle fenêtre sur tout ça. C’est intéressant d’analyser un spectateur au niveau scientifique. Quand tu regardes quelqu’un danser, tes neurones tirent des signaux électriques dans ton cerveau. Ton cerveau reproduit sur ton corps les sensations qu’il a l’impression que la personne ressent – même si tu regardes que de manière passive. C’est à la base de l’empathie. Quand tu travailles avec de la musique, c’est son incarnation que tu projettes à base de chair, de sensations.

Après avoir sorti les quatre vidéos de mon projet, je trouvais que je n’étais pas allé suffisamment loin. Je pense qu’il y a encore beaucoup plus à explorer. La question du live est intéressante. Ce que je fais, c’est que je projette les vidéos quand je joue. Ça rajoute un tout autre niveau pour le spectateur, car ils peuvent voir l’incarnation de ce que je joue dans un autre langage. C’est intéressant de recevoir des retours où les gens sont réellement touchés par cette forme d’interaction, car elle n’est pas encore si commune. Une fois, un russe est venu me voir après un de mes show, réellement bouleversé : “I cried”, avec un accent tellement marqué, c’était touchant (rires).

 

Dévoilement

LE TRAVAIL ET LE MERITE COMME SOURCES DE BONHEUR

Comment vois-tu ta place, dans la société, comme un artiste ? Chaque artiste, très probablement aussi engagé que toi dans ce qu’il fait, a envie de vivre de son art. Je ne sais pas à quoi ressemble ta vie de tous les jours mais, as-tu peur parfois de ne pas trouver ta place ? Surtout quand on est jeune, quand on est un « outsider » ?

Je n’ai jamais vraiment eu cette peur avant non. J’ai toujours profondément cru dans le fait que si ce que tu fais est bien, alors tu trouveras forcément ta place. Je regarde ma trajectoire et je vois tout le chemin que j’ai parcouru ces deux dernières années. L’année dernière je sortais pour la première fois mes morceaux. Puis pour la première fois j’ai eu une personne qui travaillait pour moi pour les relations presse. J’ai réalisé et sorti ces vidéos également. J’ai l’espoir que si je continue cette trajectoire, des bonnes choses vont m’arriver, que je vais trouver ma place. Une trajectoire est complexe, compliquée. Pour aller de l’avant, les chemins ne font pas que monter. C’est vallonné, parfois périlleux, parfois tu as du mal à comprendre dans quoi tu t’aventures.

Beaucoup d’artistes ont peur. De ne pas se trouver, de se perdre.

Ils le sont, et il y a une raison derrière ça. La société dit aux gens que ce qu’ils veulent faire n’est pas possible, que c’est trop compliqué. Si tu commences à avoir des enfants, une famille à assumer, ça devient encore plus dur. Notre société est très ambivalente sur la réussite dans l’art. Tu réussis et tu brilles, ou tu t’y percutes. Il n’y a pas d’entre-deux. Alors qu’en réalité, il y a tellement à construire entre les deux. Un autre aspect est celui du présupposé de la chance dans le domaine des arts. Beaucoup de gens disent que réussir en tant qu’artiste, c’est principalement de la chance. Je déteste ça, car tu négliges tout le travail, l’abnégation, qu’il y a derrière. Peut-être que ça peut avoir une certaine réalité dans le domaine de la pop où les trajectoires sont généralement courtes. Mais quand tu t’établis durablement comme un artiste, indépendamment d’une grosse période de succès, c’est essentiellement une histoire de travail. Ce que je fais est un projet de vie, et je me vois traverser ma trentaine, ma quarantaine, ma cinquantaine, à le faire. J’ai réussi à prendre confiance dans mes capacités pour me dire ça.

Picture by Bastien Perroy - Wales Snowdonia

Si je prends du recul, je pense que je te dis ça probablement car je fais ça depuis que je suis tout petit, et que je suis passé dans une école de ballet. C’est très difficile, sur de nombreux aspects, de traverser ça. Quand je regarde mes anciens camarades de ballets aujourd’hui, ce ne sont pas les plus talentueux qui ont les meilleurs emplois. Ce sont ceux qui ont persévéré, qui n’ont jamais abandonné. Je pense qu’être un artiste demande quelque chose de particulier, quelque chose qui n’est pas forcément universel. Je ne te parle même pas de talent, mais juste de caractère. C’est comparable au caractère d’un entrepreneur je trouve – tu dois trouver ta raison d’être au plus profond de toi. Tu dois avoir un fort amour propre, ou tout du moins un amour propre qui ne dépend pas des autres.

C’est une supposition totale, je ne sais pas du tout si c’est pertinent, mais … viens-tu d’un environnement religieux ? Car cette manière très méritocratique de voir les choses, c’est une vision assez chrétienne de la société.

J’ai été éduqué comme un catholique oui, mais je ne m’identifie pas comme tel. Mais je vois ce que tu veux dire oui, c’est une vision très « religieusement » occidentale de la société. Je pense que ce qui a été fondateur pour moi, c’est mon adolescence, cette période d’internat autour de mes quinze ans. C’est ce qui m’a forgé dans le sens à avoir cette vision.

Est-ce que tu as l’impression d’être responsable de ta créativité ? En d’autres termes, as-tu l’impression d’être responsable de tes échecs et de tes succès ? Ou est-ce que tu es redevable de ta créativité à « autre chose ».

C’est plus le processus qui m’affecte je pense. Quand je dois faire des compromis, je vais me sentir mal. Je ne peux plus être fier, ni vraiment porter mon travail. J’y projette mon identité, donc ce sentiment d’appartenance est fondamental pour moi. J’apprends progressivement à lâcher du lest, à pouvoir être créatif sur des choses où je ne projette pas l’intégralité de mon identité. Mais c’est dur. Des fois, tout ton travail peut échouer pour des choses qui sont indépendantes de ta volonté. Et ce tout en étant conscient du potentiel de ce que tu es en train de réaliser. En réalité, tu es juste dans le mauvais environnement : la pièce n’est pas adapté, ou l’ingénieur du son à fait n’importe quoi … il y a une infinité de possibilité. Quand je parle de compromis, je pense que c’est essentiellement cette idée de se retrouver dans le bon environnement pour projeter ta vision. Si tu n’es pas au bon endroit, tu as toutes les chances d’être frustré du résultat.

En fonction de ton champ artistique, tu vas forcément devoir te compromettre jusqu’à un certain degré. Il n’y a que la musique ou la littérature où tu peux réellement créer tout seul, dans ton coin. Une bonne partie des arts sont issus d’un travail collaboratif.

Oui, et c’est précisément pour ça qu’étudier l’art à un niveau académique n’est pas futile. Car tu apprends un langage qui te permet de t’engager dans une collaboration en évitant ces frustrations, ces « compromis ». Le vocabulaire permet de communiquer, d’échanger, de créer à plusieurs. Cette idée du degré de compromis est centrale, mais pas uniquement. Il y a aussi la question de comment tu peux réussir à en faire quelque chose de positif. En tant que chorégraphe, si un danseur se blesse ou n’exécute pas ce que je veux, dois-je aller contre lui ou embrasser le compromis pour en faire quelque chose de positif ? Je pense que les plus grands artistes ne sont pas forcément uniquement les plus talentueux, mais également ceux qui gèrent le mieux leur compromis.

Pour en revenir à ta question sur mon éducation catholique, je dirais que j’ai été éduqué « hippie-catholique ». C’est peut-être ce qui explique pourquoi je n’ai pas de peur vis-à-vis de ma place dans la société – cette croyance que le travail est la source de bonnes choses. J’ai candidaté à 6 bourses artistiques, pour n’en voir qu’une seule aboutir. Ce sont dans des exemples comme ça où tu réalises que tu provoques ta chance. Je ne supporte pas les gens qui abandonnent leur volonté derrière l’idée de la chance. C’est aussi pour ça que je te dit que les artistes ressemblent beaucoup aux entrepreneurs. Un entrepreneur qui réussit, ce n’est pas celui qui va légitimer son échec par la chance. Regarde la culture start-up, il y a une vraie abnégation, une vraie croyance, dans la trajectoire, dans la création.

Je sais qu’à titre personnel, si j’arrivais à écrire des chansons pendant 6 heures chaque jour, ma trajectoire prendrait beaucoup plus de vélocité. Probablement que dans le lot de chansons que je pourrai écrire, certaines pourraient me faire changer de statut. Et pour autant, je ne le fait pas. Pourquoi ? C’est une question de travail. En plus, on est dans des pays développés, où le travail peut engendrer une grande réussite. Quelqu’un dans la même situation dans un environnement défavorable à la création n’aura même pas cette chance.

 
 
C’est intéressant, cette question de : qu’est ce qui nous pousse de l’avant ? Il y a un mélange entre du pragmatisme et du positivisme ou optimisme. Ce que l’on est en train de dire, c’est fondamental pour toi pour trouver la volonté de créer ?

Complètement, et c’est une problématique qui peut être une pente glissante. Sans même t’en rendre compte tu peux t’enfermer dans un état psychologique qui t’empêcherait complètement de créer. Cette boucle qui te susurre « ça n’en vaut pas la peine, abandonne », je l’entends proportionnellement au temps que je passe sur internet. Le plus je suis inondé de notifications, du flux de la vie des autres, le moins j’ai la motivation de créer. Tu perds ta capacité de te concentrer, d’agir, de vivre. Nick Cave, arrivé dans sa trentaine, s’est avoué qu’il ne pouvait plus travailler chez lui. Il s’est créé un environnement dans lequel il n’y avait qu’un piano, rien d’autre. Et c’est là que ça marchait pour lui. Quand tu es artiste, ton entourage a du mal à comprendre qu’il te faut cet espace. Il faut que tu arrives à leur dire « non, je ne suis pas disponible, je travaille jusqu’à 6 heures ». La capacité de créer dépend de ta capacité à mettre des frontières. Il faut que tu saches te mettre une barrière avec internet, avec ta conjointe, avec ton tissu social. Ce n’est pas évident, mais c’est essentiel pour être dans un conditionnement qui te permette de créer.

J’ai l’impression, surtout concernant ces problématiques qui sont récentes, que notre génération est perdue dans une certaine forme de renaissance. Une renaissance technologique, des usages, où l’on ne sait plus vraiment comment prendre le contrôle de sa vie. Particulièrement dans un contexte où il faut se battre pour travailler, même physiquement : regarde le taux de chômage. Je pense qu’il faut adopter une vision optimiste, se dire que cette métamorphose des usages, de notre place, nous ouvre des opportunités. Créer est dur, mais ça a de la valeur, c’est un but, c’est une forme d’accomplissement.

Comment tu lies cette problématique avec ta façon de définir ton bonheur ?

Pour moi, mon bonheur se repose sur ma capacité à travailler. Je sais que je suis heureux quand j’ai réussi à rentrer dans mon art durant la journée. Je sais que je suis heureux quand j’arrive à me satisfaire de ce que je fais, de ma trajectoire ; quand j’arrive à prendre mon vélo le weekend sans penser à rien d’autre. Ma santé est importante, mes relations personnelles sont importantes, ma communauté est importante. Quand quelque chose commence à vaciller, cela affecte les autres, c’est une construction conjointe. Etre un artiste est dur car ta vie n’est pas forcément encadrée comme dans d’autres professions, mais pour autant tu as besoin d’être au point sur tout ça pour être créatif, efficace.

Réfléchis à la manière dont la société est structuré, car c’est intimement lié. A mesure que l’automatisation des tâches et l’intelligence artificielle vont se développer, il y aura de moins en moins de travail. De nombreuses personnes pensent qu’il faudra en arriver à une forme de revenu universel. Dans ce cadre-là, et puisque le travail comme projection créative est un moteur de bonheur, pense à la manière dont on pourrait créer une émulation collective, repenser le but de notre société.

C’est important d’être honnête vis-à-vis de toi-même, mais à partir du moment où tu perds ta capacité à être optimiste, à être excité vis-à-vis de ce que tu vis, tu vas nulle part. La plupart des gens vont s’assimiler petit à petit avec le système, sans se poser la question des alternatives. La vision que doit proposer un artiste, ça va à l’encontre de ça.