Gabriella Coleman – Anthropologue – Toronto

 

Gabriella Coleman tient la Wolfe chaire de la prestigieuse université de McGill, couvrant la littératie scientifique et technologique. Elle est l’une des plus célèbres anthropologues du numérique au monde, ayant largement couvert les cultures du hack. Elle s’est distinguée pour un long travail en immersion au côté des Anonymous. Son périple, tout au long de leurs intrépides faits d’armes, est raconté dans un livre intitulé “Anonymous, Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte” (2014). Nous nous sommes entretenus par skype sur notre rapport intime aux histoires, comment l’anthropologie peut-être éreintant à ce titre, et où nous conduit cette folle révolution numérique.

Témoignage

GARDER L’ENCHANTEMENT DANS LA SCIENCE, VIVRE AU CÔTÉ DES ANONYMOUS

Dans vos travaux, vous précisez régulièrement pourquoi vous avez commencé à travailler sur Anonymous, notamment après vous être investie dans la culture du hack. En revanche, vous n’avez jamais vraiment détaillé ce qui vous a poussé à devenir chercheuse en premier lieu. Il y a eu des moments déterminants dans votre vie – qui vous ont fait dire que c’est ce que vous vouliez-faire ?

Quand j’étais au lycée, j’ai eu la chance de pouvoir choisir un cours d’anthropologie. J’ai eu beaucoup de chance, car les lycées ne proposent évidemment pas des cours d’anthropologie en temps normal. On avait une professeur d’histoire qui avait étudié cette matière à l’université, donc on lui a demandé si elle pouvait nous y introduire. Elle l’a fait, et j’ai vraiment accroché. C’était vraiment naturel pour moi – j’étais intriguée et je trouvais ça fantastique. Je pense que la raison vient de mes racines. J’ai grandi dans la ville de San Juan à Porto Rico. J’y ai toujours trouvé les règles de genre un peu bizarre : les femmes doivent simplement être belles, sur les plages, tandis que les hommes sont vraiment machos. Au travers de l’anthropologie j’ai été marqué par le fait de sentir que les règles de genres ne sont pas universelles, mais dépendent des lieux. Je pense que ma rencontre avec cette discipline, à l’âge de 16 ans, a été l’un des rares moments où je me suis dite totalement instinctivement : c’est ce que je veux faire. Par la suite, j’ai vécu pendant un an sur un bateau avant d’aller à l’université. J’étais très investie sur les questions environnementales ; pour faire simple c’était l’objectif de cette année maritime. Je n’étais pas encore sûr de ce que je voulais faire entre recherche et activisme. Les personnes sur ce bateau étaient de différents endroits du monde. Nous avions des débats très houleux, souvent dues à des perceptions culturelles contradictoires. Paradoxalement, ça a accru mon désir de faire de l’anthropologie. (rires) Dans les grandes lignes, c’est une bonne synthèse.

 
 

Le vaisseau de recherche “Heraclitus”, sur lequel Gabriella Coleman a vécu durant un an.

Est-ce lié d’une certaine manière à votre goût pour le story-telling ?

C’est une bonne question. Je pense que oui, d’une certaine manière. Déjà au lycée et à l’université, je devais rendre des essais. Ce style d’écriture ne demande pas d’histoires. En revanche, quelques années plus tard, je me suis rendue compte que j’aimais ça, que c’était également l’une de mes forces. J’ai eu de la chance de choisir l’anthropologie, car au final assez peu de disciplines universitaires sont vraiment compatibles avec l’art de la narration. Ça n’a jamais été calculé, planifié, mais c’était un heureux accident.

C’est la chose qui m’a le plus marquée dans votre style d’écriture pour être honnête. Vous alternez des passages très rationnels et abstraits – où vous évoquez des concepts de grands auteurs – avec d’autres passages beaucoup plus sensitifs. Vous utilisez souvent la narration pour créer des scènes qui se veulent être des métaphores lyriques et pertinentes de ce que vous étudiez. Vous vous verriez écrire des fictions ?

C’est marrant que tu demandes ça car la fiction historique est l’un des styles littéraires que je préfère. Regarde les livres de Isabel Allende par exemple. Elle s’inspire de sa vie pour créer une fiction cohérente – en terme de pertinence historique et personnelle. Il y a effectivement un ou deux romans que j’aimerais écrire avec ce principe, notamment pour transcrire certaines dynamiques sociales et certains contextes historiques. Pour être honnête … je ne sais également pas écrire de roman. (rires) Je pense qu’il faudrait que je prenne des cours, car c’est un genre complètement différent. Mais je sens que je pourrais y arriver.

Pour moi c’est également lié aux deux objectifs que vous énoncez autour de votre livre. Le premier, celui de décrire certaines réalités autour des Anonymous, est prévisible venant d’une chercheuse. Le deuxième est je pense plus personnel : vous parlez de garder une part d’enchantement dans ce qui nous compose. C’est lié à l’idée des mythes, et on sent en vous lisant que c’est une idée qui vous fascine et qui revient souvent. Vous arriveriez à écrire un livre universitaire « monstrueux » – un pavé rationnel et purement conceptuel ?

Tu as absolument raison. Et non, je ne pourrais probablement pas faire ça. J’ai déjà beaucoup plus de mal avec les essais à portée purement théoriques. Tu dois te limiter dans les histoires que tu peux raconter. Et j’ai du mal parfois avec ça.

Mais d’un autre côté, c’est également de ce gout pour les histoires que vient une partie de votre faculté à connecter et à comprendre les gens que vous étudiez. Où mettez-vous la limite, au-delà de laquelle l’anthropologie pourrait-être psychologiquement invasive voir violente, pour les gens que vous étudiez ?

Effectivement, ça peut être un processus violent. J’ai eu de la chance dans le cas d’Anonymous, ces gens aimaient attirer l’attention – être représenté. Ça a facilité mon intégration, car j’allais dans leur sens en les étudiant. En revanche, j’ai également travaillé avec d’autres groupes qui n’ont pas ce désir. Dans ces cas de figure, il faut que tu crées de manière composite des personnages pour transcrire les idées, mais préserver l’anonymat. Tu peux également faire le choix de simplement ne pas écrire sur eux. Mais, tu sais, c’était difficile à certains moments également. Par exemple, il y a eu des moments où certaines personnes que je respecte vraiment n’apparaissent pas sous les meilleurs auspices. C’était le cas notamment quand certains anons trollaient des journalistes ou d’autres personnes. C’était dur parfois pour moi, d’inclure ces moments. Certains avaient leurs noms attachés à leur pseudonyme. Pour autant, je le devais, car sinon tu les blanchis.

 
 

À un certain point, en tant que chercheuse tu dois te mettre une barrière émotionnelle pour te protéger, non ?

Oui, c’est vrai. Tu es investie là-dedans, tu as des relations qui sont personnelles, c’est un niveau d’implication qui est assez important. Il y a définitivement des choses ou des groupes que j’aimerai étudier, mais que je ne fais pas car les révéler ne serait pas éthique.

Vous êtes assez proche d’une version moderne d’Indiana Jones en quelques sortes (rires). Vous vivez des aventures intenses avant de rentrer enseigner en université pour vous reposer. Comment comparez-vous le processus créatif de la recherche avec le processus créatif de l’enseignement ?

Ils sont immensément différents. Les étudiants se moquent de connaître ton curriculum vitae, avec une exception notable que je vais te raconter un peu plus tard. Si tu te mets dans leur perspective, cela ne leur change rien que le monde universitaire te considère comme quelqu’un d’important. Ce qui compte, c’est ce que tu peux délivrer dans la salle de classe. J’aime ce challenge car ça t’oblige à te sortir de ta zone de confort, tu ne peux pas te reposer sur tes lauriers. Il y a aussi toute la partie de vulgarisation de ta recherche, lorsque tu dois donner des talks. C’est un médium très différent de l’écriture, que je trouve personnellement plus facile à appréhender. J’ai parfois beaucoup de mal dans les longues séances d’écritures. Cela me demande de me dégager un espace et un temps important, et ensuite de m’y plonger complètement. J’ai beaucoup de mal à le brancher ou le débrancher. C’est surtout à ce niveau que la transmission orale est plus facile à mon sens. L’exception dont je te parlais au début, c’est que tes étudiants peuvent être impressionnés de te voir dans les médias ou dans des documentaires.

 

Théorisation

LE FRACTIONNEMENT DES SPHÈRES PUBLIQUES NUMÉRIQUES NOUS CONDITIONNE

J’ai été réellement intéressé lorsque vous avez fait le lien entre les caractéristiques de plateformes comme 4Chan ou 9Gag et le conditionnement culturel d’un groupe comme les Anonymous. Pour synthétiser, c’était la notion d’anonymat ainsi que la surexposition des propos passionnels (car les sujets de conversations qui ne sont pas réactualisés disparaissent du forum) qui ont engendré la culture de l’hacktivisme version Anonymous. Nous sommes de plus en plus investis dans une sphère publique numérique – le concept vient d’Habermas, même s’il n’a jamais adoubé le numérique de son vivant dans sa visualisation. Pensez-vous qu’en concevant nos plateformes numériques selon d’autres règles, nous aurions un impact sur notre conditionnement comportemental ? Si l’on change les règles du jeu, les individus finissent par s’adapter, et nous nous comporterions tous différemment, non ?

Oui c’est une bonne question. Il n’est pas uniquement question de 4Chan et des Anonymous effectivement. Quand tu regardes l’impact d’une plateforme numérique comme Twitter, tu te rends compte que ça a des répercussions bien plus profondes que notre seule activité en ligne. Si tu prends l’année 2016, tu peux également te rendre compte que 4Chan et 8Chan ont été des plateformes très importantes dans la création de meme favorables à Donald Trump – regarde Pepe The Frog. J’ai certains amis qui sont plutôt libéraux et qui étaient horrifié : « oh mon Dieu, ils ont détourné notre Pepe en un symbole de haine ».

Gabriella Coleman a prise part à une tribune récemment publiée sur Motherboard, concernant le rôle des trolls d’extrême droite dans l’élection de Trump.

En réalité, 4Chan et 8Chan ne sont pas forcément des plateformes conservatives ou libérales : ce sont des terrains de campagnes, comme les territoires physiques. Ces territoires numériques sont importants, et pourtant ils obéissent à des dynamiques qui leur sont propres. Ces dernières sont également très multiples : tu ne peux pas généraliser une « culture du numérique ». Les coutumes de Twitter seront différentes de 4Chan par exemple. Je pense donc qu’il y a effectivement une multitude de sphères publiques sur internet, mais qu’elles obéissent à une logique de fragmentation. L’internet est un empilement de micro-communautés, qui peuvent éventuellement se croiser, mais qui existent séparément.
 
 

Si tu pousses la réflexion, l’idée d’une sphère publique universelle a toujours été de l’ordre du fantasme – déjà dans le passé, il y avait une certaine forme de fragmentation de nos espaces de débat et de rencontre. La différence est surement le niveau de cette fragmentation, et les défis nouveaux qui en découlent. Nous avons eu des journaux pendant longtemps, aurons-nous Twitter pour cinquante ans ? Peut-être que ces formats ne seront là que quelques décennies, avant d’être remplacés par de nouveaux formats. Il y a beaucoup de dynamisme autour de ces sphères publiques, notamment dans leur rythme d’apparition, et la spontanéité de leurs déclins. Le plus important, c’est d’effectivement reconnaître l’importance de ces plateformes sur nos comportements.

Quand j’étais à Berlin, j’ai rencontré Markus Beckedahl, un lanceur d’alerte qui a été le premier journaliste à être jugé pour haute trahison depuis 1962. Il a rendu public des documents inculpant les services secrets allemands. Durant notre discussion, il a pris parti pour une ingérence du politique dans le fonctionnement de ces plateformes – notamment parce qu’elles sont fondamentales à nos sociétés, et également parce que ces sphères publiques sont de plus en plus « privatisées ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que le futur numérique idéal serait que ces plateformes ne soient ni dans les mains de l’état, ni dans les mains des sociétés privées. C’est en revanche un peu compliqué à mettre en place, et il faudrait que le public participe à l’entretien logistique et financier de ces plateformes participatives. Cela ne me dérangerait pas que du financement étatique aille en direction de ces plateformes ; c’est plus un pouvoir de regard de ces mêmes états qui me préoccuperais. Ce qui est sûr, c’est que la dynamique de privatisation de ces sphères publiques nous est négative sur le long terme. Twitter a réussi à être relativement responsable de leurs actions jusqu’à présent. Facebook en revanche, a été horrible dans cette même gestion. Mais encore une fois, Twitter n’est pas forcément très rentable comme société, la plateforme pourrait très bien fermer. Dans les années 80 et 90, beaucoup d’ouvrages prédictifs sur le numérique étaient très enthousiastes à l’idée qu’internet soit sans coûts. Ils se sont trompés : ça l’est. Développer une plateforme de premier plan demande beaucoup d’argent. Les serveurs, les opérateurs systèmes, les développeurs ; tout ça est très lourd à supporter.

Les sphères publiques numériques impliquent également une réflexion constante sur la place des lanceurs d’alertes. Markus Beckedahl défendait l’idée que toute information d’intérêt publique devrait être publiée, qu’importe l’identité et les motivations de sa source. Depuis notre discussion, l’élection américaine et la nouvelle figure controversée de Wikileaks et de Julian Assange viennent remettre cette question au centre du débat. Pensez-vous que seule la pertinence des leaks doivent permettre de juger une fuite – ou alors les motivations de l’action doivent avoir un poids sur notre jugement ?

C’est encore une bonne question. Je suis justement en train de finir un article sur ce sujet – sur la manière dont nous sommes arrivés ici. Cela fait un moment qu’il y a des fuites numériques, sur de très nombreux sujets. En revanche, ce n’est que depuis quelques années que l’on voit une vraie dynamique de hacks pour délibérément faire fuiter des informations et provoquer des dégâts dans l’opinion publique. J’étudie beaucoup cette chronologie en ce moment : ce n’était pas vraiment l’intention des hackers dans les années 90 et durant la plupart des années 2000.

La question que tu poses va de pair avec le leak concernant la DNC (ndlr : Democratic National Convention) et le fait que des hackers russes sont très certainement impliqués, mais la vraie question est de savoir sur quels impacts tu te focalises. Je persiste à croire qu’il y avait beaucoup d’informations très pertinentes dans cette fuite. En revanche, ce que ce leak démontre, c’est que la temporalité avec laquelle tu vas distribuer ces informations a un impact énorme. Cette fuite aurait eu un impact différent si elle avait été distribué après les élections, ou avant qu’Hillary Clinton ne soit désignée comme candidate. La personne qui orchestre les fuites d’informations a un poids énorme sur le calendrier médiatique. En revanche, la valeur de l’information sur le temps long reste la même. C’est parce que cette temporalité a du poids, que l’identité des leakers est importante. Donc à mon sens, il faut bien dissocier ces deux éléments : valeur de l’information de manière intemporel d’une part, et l’identité du leaker au regard de la temporalité créée par la fuite. Cette dualité n’était pas aussi claire jusqu’à la campagne présidentielle américaine.

J’ai également l’impression que la communauté des leakers est également moins soudée qu’auparavant. La figure de Julian Assange semble être de plus en plus controversée, y compris par ses pairs.

Absolument. Dans l’idéal, quand on traite ce genre de sujets, on souhaiterait que les motivations soient pures. D’un seul coup, on se dit que puisque les intentions sont bonnes, alors le fait que ces documents soient volés est moins grave. Si au contraire, ces motivations semblent complexes ou biaisées, alors on s’insurge contre ces fuites. C’est un bon rappel que l’information n’est jamais jugée de manière impartiale. Elle est toujours dépendante de son cadre, de son contexte. Et ce n’est pas différent pour les fuites. Ce « cadre » peut être multiple, mais le leaker en fait définitivement parti. C’est pour cela que des personnes comme Julian Assange deviennent des optiques par lesquels les individus traduisent les fuites.

 
 

La réalisatrice Laura Poitras, oscarisée pour son documentaire “Citizen Four” suivant Edward Snowden, vient de sortir “Risk”, racontant cette fois le rôle de Julian Assange durant l’élection présidentielle américaine de 2016

 

Dévoilement

LES HISTOIRES NOUS PERMETTENT D’EXCELLER, AU PRIX D’UN AUTO-EMPRISONNEMENT

Vous verriez-vous repartir dans une nouvelle aventure anthropologique dans les mois qui viennent ? Ou en avez-vous eu assez et vous préférez vous concentrer sur l’enseignement pendant un moment ?

(rires) Beaucoup de personnes me demandent effectivement « qu’est ce qui arrive ensuite ? ». Une part de moi me dit que j’ai besoin de faire une pause un peu plus longue, notamment car j’ai tendance à me jeter corps et âme dans ce genre de projets. Je ne peux pas le faire à moitié, car je veux comprendre les choses – et j’ai également besoin de m’y sentir immergée pour le rendre intéressant. Cela consomme énormément de temps et d’énergie. Ça devient ta vie. Je pense que ça a toujours été l’une des grandes conséquences de la méthode anthropologique : tu ne peux pas le faire sur un mi-temps. Il y a certainement des moments où tu peux te déconnecter de ton sujet d’étude, mais pour au moins une ou deux années ça devient une obsession. Et ce « temps plein » n’est même qu’un minimum. Je ne suis pas encore prête à le refaire, notamment parce que j’en ai enchaîné deux à la suite. Je suis également dans une phase d’exploration, où mes centres d’intérêts sont diverses. Je ne me vois pas choisir une chose en particulier dans l’immédiat. Ce qui est sûr c’est que je le referai un jour. J’aime la partie recherche de mon travail plus que tout ce qui peut l’entourer.

Avez-vous besoin d’être « sur le terrain » pour être heureuse ? Est-ce intimement lié au sens que vous donnez à votre action ?

C’est une bonne question (rires). Je pense que dans l’absolu tu veux une vie dans laquelle tout le sens ne vient pas uniquement de tes projets. Mais dans le même temps, tu dédies une part de ta vie tellement importante dans un projet, tu finis par construire un objet tangible de tout ça, donc forcément tu projettes un sens, ton sens. Ça peut être désorientant de ne pas l’avoir en permanence – c’est notamment ce que je peux ressentir en ce moment où je ne suis pas dans une phase active de recherche. Je trouve cet équilibre dans la diversité des activités que m’offre ma fonction, notamment l’enseignement. C’est un domaine beaucoup plus large, où tu explores des notions en dehors de ta sphère de spécialité, et tu as un impact sur la manière dont tes étudiants vont voir le monde. C’est quelque chose de gratifiant, et c’est vrai que j’ai consacré mes dernières années un peu plus à cette activité.

Avez-vous l’impression que l’enseignement est plus proche de la notion de story-telling que l’écriture ?

Complètement. Il y a quelque chose de l’ordre de la performance dans l’enseignement. Si tu veux attraper leur attention, tu dois maîtriser cet art. La frontière avec le divertissement est parfois un peu floue, et il faut savoir jouer avec. Mais je pense également qu’une bonne écriture inclut ça. A mes étudiants en master, je pose souvent comme question : « pourquoi n’as-tu pas introduit ta réflexion avec une histoire ? ». Certains élèves peuvent parfois fournir des essais très policés qui perdent de vue l’aspect communicatif du simple fait d’écrire. Donne-moi une histoire, puis ensuite explique-là moi avec l’angle abstrait et critique ! Je les incite à le faire car je crois réellement que c’est la manière dont les idées impriment.

 
 
Le fardeau du story-telling est dans sa capacité à créer un espace – une histoire – dans lequel la compréhension et l’assimilation des choses est facilitée, mais au prix d’un nouveau conditionnement. Le fait de vivre une histoire, ça ouvre tes horizons, mais ça t’enferme dans une cage qui n’est juste qu’un peu plus grosse, non ? Vous racontez notamment qu’étant la spécialiste la plus renommée de Anonymous, vous avez dû raconté leur histoire – votre histoire – à plusieurs centaines de journalistes et de conférences. Il y a quelque chose d’isolant dans tout ça ?

Un peu comme finir par être enfermer dans l’histoire que tu construis ? Oui, complètement. C’est une très bonne remarque. Tu dois faire des choses pour te sortir de ta perspective. Les humains sont des créatures d’habitude. C’est comme ça que l’on apprend, que l’on transmet notre savoir ; et c’est une bonne chose. Mais de temps en temps, dans ta vie, il faut que tu te sortes d’une manière d’interagir avec le monde régit par tes habitudes. Je pense notamment que quand les gens commencent à réellement en sentir le besoin, ils détruisent leur environnement pour en changer. Dans la recherche scientifique, si certes tu joues avec certains concepts et certains paradigmes pour construire ta réflexion, il faut parfois que tu te forces à sortir de ta zone de confort. Même dans la recherche tu finis par t’enfermer dans une cage intellectuelle. C’est notamment l’une des raisons pour laquelle j’aime l’anthropologie. Je ne sais plus si c’est dans le bouquin ou dans une autre restitution sur les Anonymous, mais je me rappelle avoir raconté cette interaction : « Biella, tu sais, il y a beaucoup de bullshit ici. Tu peux très facilement finir par romancer ce qui se passe ici. Réveille-toi et concentre-toi sur l’aspect politique du mouvement ». C’est dans des moments comme celui-ci où tu te rends compte que l’autre a raison, que l’on se conditionne par un prisme. C’est une question d’équilibre, car ce prisme permet d’apporter la cohérence. L’habitude dans le raisonnement permet de vraiment en faire le tour, d’y trouver la meilleure résonnance. Mais tu veux également des moments qui te prennent au corps, où tu te remets en question, où tu rebats tes cartes. C’est notamment l’un des aspects où l’enseignement apporte quelque chose de très positif. De confronter de vieilles idées à des esprits jeunes permet de te bousculer un peu dans tes habitudes de réflexion.

Vous n’avez jamais peur de vous enfoncer trop profondément dans une histoire ? De perdre de vue ce conditionnement par l’histoire et de ne plus avoir ces réflexes perspectifs pour vous remettre en question ?

Tu dois y faire attention. C’est notamment à ce moment-là que tu dois exposer ta recherche, tes écrits, ta création, au regard des autres. Je ne sais pas si tu te vois comme un journaliste, mais je sais que parfois les journalistes ne partagent leurs histoires qu’avec leurs éditeurs – notamment pour garder leur exclusivité. Je pense que c’est logique vu la dynamique concurrentielle du secteur – tes idées te font vivre donc tu ne veux pas te les faire voler. Dans le monde académique c’est complètement différent. Si tu peux te faire relire par une vingtaine de personnes avant d’être publié, c’est génial, ça ne t’apporte que du positif. Notamment car les gens vont te forcer à te sortir de ton histoire, de ta perspective. C’est quelque chose que je valorise énormément.

C’est la recette de votre stabilité au final – d’avoir des gens pour vous épauler dans ce travail.

Oui complètement. Il y a eu trois personnes qui ont lu le bouquin dans son entièreté quand j’étais en train de le réaliser. Tous les trois m’ont interpellé de manière très pertinente sur certains éléments. Je pense que tu as vraiment raison de pointer du doigt notre conditionnement perspectif, car c’est en tout cas ce que j’ai pu vivre dans mes expériences de recherche.

J’aime bien ouvrir les fins de conversations avec cette question très ouverte : quelle est la dernière idée qui vous a changée dans la vie ? Ça peut être une idée sur tout, mais en tout cas la dernière qui a eu un impact sur vous.

C’est une grande question (rires) … Je suis américaine, donc tout ce qui se passe aux États-Unis m’impacte énormément. Depuis quelques années il y a un débat qui vise à démontrer que la rationalité par elle-même perdra toujours – que l’on peut faire passer des propositions uniquement grâce à un cadre narratif efficace. C’est d’autant plus le cas maintenant que nous sommes tous devenus des producteurs de contenu. Les histoires sont en compétition les unes faces aux autres plus que jamais auparavant. Cela en devient difficile d’attraper l’attention des gens. A chaque fois que je vois Trump, je suis impressionné de voir que c’est un bon show-man – authentique dans sa manière de se représenter. Il y a ce constat que la rhétorique, les émotions et la narration comptent plus que jamais auparavant. Ce n’est pas forcément une idée nouvelle mais c’est celle qui me parait la plus importante aujourd’hui.

 
 

Cette idée trouve ses ramifications chez de nombreux auteurs. Ci-dessus Guy Debord, situationniste français, auteur de “La société du spectacle”. Gabriella Coleman développe un long passage dans son ouvrage sur notre rapport à la réalité au travers de certains travaux de Nietzsche.

Et c’est lié avec votre passage sur Nietzsche dans votre ouvrage.

Complètement. Et j’utilise cette idée dans mes classes comme un cadre intellectuel par lequel je veux que mes étudiants comprennent ce qui les entoure. Encore une fois, cela pouvait me paraître une notion ésotérique jusqu’à maintenant. Désormais, c’est une idée beaucoup plus facilement palpable. Cela revient beaucoup dans mes réflexions en ce moment. Il y a un paradoxe intéressant à relever d’ailleurs parmi les gens que l’on appelle « libéraux » ou « de gauche » ici. Nombreux sont si braqués dans leur vision de la rationalité – de la vérité – qu’ils ne cherchent pas à essayer de comprendre d’autres modes de fonctionnement. C’est là où il faut être intelligent, et tu ne peux pas t’attendre à les convaincre à partir d’arguments rationnels, car ce n’est pas comme ça qu’ils fonctionnent. À titre personnel, enseigner c’est justement avoir l’occasion de performer cette idée et de ne pas juste être dans un abstrait rationnel qui peut finir par être une forme d’entre-soi. C’est précisément car tu utilises un autre langage une fois sur une estrade – celui des sensations, de la rhétorique – que tu es à même de transmettre efficacement cette idée paradoxalement très rationnelle.


Je souscris totalement à cette idée. Pour finir, diriez-vous que vous êtes heureuse en ce moment ?

C’est une question difficile à répondre (rires). Je pense que ça dépend. Sur certains aspects oui, sur d’autres peut-être moins. Ça fait partie de la vie – de ne pas être heureux avec tout. Si tu regardes ma page facebook la discussion que j’ai assez fréquemment avec mes collègues concerne l’équilibre entre ce qui fait partie du travail, et ce qui ne l’est pas. J’ai l’impression que parfois on se laisse submerger par le travail. C’est réellement fascinant de voir comment les gens peuvent aborder cette problématique. C’est très certainement l’une des grandes problématiques à être professeur, car ce que tu es est intimement lié à ce que tu fais. Dans le même temps, tu as tellement à faire, et tu fais tellement de choses différentes, que tu peux te sentir partir dans pleins de directions opposés en même temps. C’est très frustrant par moments. J’aimerai pouvoir faire une chose, et le faire bien. J’hésite à te répondre de manière naïve « oui je suis heureuse », car c’est plus complexe que cela – notamment car ça dépend de cet équilibre.

Plus tard, en correspondance par mail, lorsque je lui demandais des éléments qui la touche ou auxquels elle s’identifie : “I will attach a photo of a wolf I also love and seem to
identify with quite a bit.”