
Scènes croisées – Jamie T, Vicente Sanfuentes, Lo Shea – Artistes Musicaux
Cet épisode de Perspectives est spécial : il propose trois extraits de portraits d’artistes musicaux. La création peut avoir des ramifications profondes sur ce qui nous compose. La première scène, à Berlin avec Jamie T, offre une fenêtre fascinante sur l’aspect brutal de la réussite populaire. Vicente Sanfuentes, à Santiago, propose une vue intellectuelle fascinante sur la place de la musique dans notre société au travers de ses différentes formes de narration. Enfin, Lo Shea dans une warehouse à Sheffield, dévoile l’aspect le plus négatif de la frénésie créative. Dans ces trois cas, la musique et la création s’entrechoquent dans une synthèse parfois déroutante, mais certainement fascinante.
Temoignage
ÊTRE UN ARTISTE POPULAIRE, OU LA VIOLENCE DE LA RECONNAISSANCE
Je suis reçu par une responsable presse, feignant d’être intéressée par ce que je fais. Nous sommes attablés sur une terrasse faisant partie de l’immense siège d’Universal Music à Berlin. Durant l’entretien, un peu en retrait, elle surveille frénétiquement sa montre. L’industrie de la musique est un milieu déshumanisé et superficiel. La posture de Jamie T, caché derrière ses lunettes fumées, semble en être l’artefact parfait. Je n’apprécie pas particulièrement sa musique mais le personnage dégage quelque chose de captivant. Tout au long de cette conversation, il garde sa posture désinvolte : quoi qu’il arrive, il est ici par devoir.
Tu viens de sortir ton quatrième album, qui symbolise également un certain point dans ta carrière. J’aimerais avoir une conversation ouverte sur la manière dont tu perçois ton parcours. Pour commencer, tu penses qu’il y a eu des moments dans ta carrière où tu t’es senti perdre pied avec ta créativité ?
Ouais. Il y a eu des moments où j’avais du mal à vouloir connecter avec les gens. J’ai toujours aimé écrire de la musique, je le ferais même si ce n’était pas une carrière. A certains moments, j’ai peut-être écris de la musique pas pour les bonnes raisons, pas d’abord pour moi-même. Après le deuxième album, je me suis senti fatigué, comme si j’avais beaucoup écris pour les autres mais pas forcément pour moi-même. J’étais épuisé, réellement. Mon attention sur ma musique était différente. J’ai voulu essayer d’écrire des choses nouvelles, et ça a fini par être plus personnel. C’était important, pour moi, d’avoir l’espace pour le faire. L’écriture de chansons, c’est toujours un compromis – entre ce que je veux dire, et ce que les personnes veulent entendre. C’est d’autant plus le cas quand tu n’as pas de groupe. Je respecte le fait que certaines personnes désirent une certaine chose de moi, mais j’ai aussi conscience que les gens ne savent pas vraiment ce qui veulent tant qu’ils ne l’ont pas. C’est pour cette raison que c’est important de continuer à expérimenter, d’essayer de nouvelles choses.
As-tu réussi à rester instinctif dans ton processus créatif durant toutes ces années ? A ne pas trop l’intellectualiser ?
Cela dépend. Je pense que tu emploies le bon terme quand tu dis « trop intellectualiser », c’est réellement ce qui est mauvais pour moi. Mes meilleures chansons viennent facilement, elles émergent de leur moment. Quand je commence à y réfléchir, à ne plus me laisser porter, je le ruine. Mais même en ayant conscience de tout ça, je dois quand même beaucoup écrire pour rencontrer ces quelques moments de grâce. Donc ici aussi c’est une histoire de compromis, entre travailler dur et ne pas y réfléchir. C’est un équilibre très dur à trouver.

Le siège de Universal Music à Berlin, au bord de la rivière Spree. Notre entretien a lieu au milieu d’une journée de relations presse millimétrée.
Est-ce un peu comme intellectualiser son environnement, comprendre où tu veux aller, mais une fois que tu es au sein de cet environnement – dans l’acte créatif – tu te libères et tu éteins toute rationalité ?
Ouais je pense que les meilleures morceaux de musique sont écrits quand quelqu’un est dans son environnement, et que tu arrives à comprendre ce qui arrive – que ce soit l’agression, ou tout ressenti qu’il peut y avoir en son sein. Quand tu commences à devoir l’expliquer, alors c’est beaucoup plus dur de créer. Il n’y a pas d’astuces pour l’écriture de chansons, c’est juste beaucoup d’écriture et d’expérimentations. Je veux essayer des styles différents, et quand ça devient facile ça veut dire que ça devient également ennuyant et répétitif.
Je ne pense pas que ça soit exactement comme ça, mais oui je vois ce que tu veux dire. Il y a quelque chose de déconcertant à l’idée d’une masse de gens voulant une partie de toi. J’ai trouvé ça dur à digérer. Cela m’a fermé au monde extérieur. Et ensuite je me retrouvais dans des grandes soirées sans avoir l’envie de parler avec personne. Les gens faisaient des soirées en mon nom, et j’étais dans le bâtiment d’à côté, ou dans un bar. C’est un environnement très bizarre, l’industrie de la musique. Tu dois te protéger. Et je le fais par ne plus interagir. Je vis ma propre vie, loin de tout … ça. C’est mon travail, tu sais. C’est ce que je pense, et ça marche bien de le voir comme ça.
Tu l’as ressenti comme une forme d’agression? D’être vu comme un musicien, un musicien, un musicien. Comme avoir l’envie de juste répondre « allez-vous faire foutre ».
Oui parfois, mais dans le même temps j’aime mon travail. Dans ma tête c’est très sain de compartimenté et de savoir poser des limites, « c’est mon travail », c’est tout.
De prendre du recul.
Complètement. Cela me permet de me décontracter. Avant, j’avais du mal avec ce concept. Je me demandais « mais qui ces putains de personnes croient que je suis ? ». Maintenant, je m’en moque, et c’est plus facile. Je me sens plus heureux.
Cela a changé ta manière de concevoir le bonheur ?
Oui probablement, même si une grande partie de tout ça n’est peut-être que le fait de grandir. Cette rencontre du succès est arrivé dans ma vingtaine, donc ça arrive en même temps de ton propre développement. Tu réalises plein de choses. J’ai également vu des amis au travail similaire se planter, se perdre, se brûler. Au final, tu dois juste réaliser que si tu n’as pas envie de faire quelque chose, alors ne le fais pas. Car sinon, cela pèse lourdement sur ton âme. Je pense que je suis un peu plus intelligent maintenant, un petit peu plus mature dans un sens.
Cela devient plus difficile de s’écouter quand on réussit et que l’on devient une personne connue ? Dans le sens, faire les choses réellement à ta manière.
Non c’est plus facile. Au début tu dois te battre contre beaucoup de gens qui ne croient pas en ton potentiel. Ou tout du moins qui n’ont pas la preuve que tu es très bon. Ils pensent qu’ils savent mieux que toi. Et c’est à toi d’être assis en face, et de leur dire « Non, je sais mieux, c’est ma vie ». Tu dois te battre contre la maison de disque, contre tout le monde, tu te retrouves à répéter « non je ne veux pas faire ça ! ». Et, au bout d’un moment, avec un peu de chance, tu finis par dire « ça suffit ». A ce moment-là, on te laisse tranquille. Maintenant, c’est bien pour moi. Je fais ce que je veux faire, et les gens me respectent. Il n’y a personne de chez EMI qui vient à mon studio pour écouter ce que je fais et me donner des directions. Je fais un album, et quand il est prêt, ils le sortent.
Désormais, as-tu besoin de t’isoler pour être créatif ?
Par moment. Mais ça peut également être contre-productif. Si je tire trop sur cette corde je finis par me perdre et je deviens laxiste avec la musique. C’est toujours un équilibre entre arriver à être tout seul, et avoir des amis qui viennent pour te rendre compte que c’est de la merde.

Le danger est d’essayer d’écrire quelque chose d’intemporelle. Je pense que les chansons intemporelles sont écrites à propos du moment et de l’époque de leur écriture. Elles sont écrites dans le but de décrire un moment dans le temps. Ce moment peut parfois réverbérer et avoir quelque chose d’intemporelle en son sein. Mais la seule raison pour laquelle cette chose est magnifique tient dans le fait qu’elle est écrite pour et par ce moment. Quand tu commences à peindre ta musique pour essayer de la rendre artificiellement intemporelle, tu vas te perdre. J’en conclu donc que la meilleure chose que peut faire un musicien, c’est de s’asseoir dans un « moment » et essayer de ressentir ce qu’il se passe, ici-bas.
Il y a également le fait que ton public veut une certaine histoire de toi. Les médias veulent une certaine histoire de toi. Tout ça n’est que de la narration et des histoires. Tes chansons sont des histoires, mais toi-même tu deviens également une histoire pour eux. Est-ce conflictuel ? D’avoir cette identité, d’écrire des chansons pour exprimer une identité, mais ces-mêmes chansons servent à écrire une histoire fictive sur toi. Cela devient schizophrénique.
Ouais, la personne que tu crois que je suis n’existe peut-être pas … mais ça ne me dérange pas. Je ne veux pas que tu connaisses les tréfonds de mon identité. Je ne le veux pas, tellement. J’ai beaucoup d’admiration pour des artistes comme Bob Dylan qui ont toujours réussi à jouer sur l’idée de « mais qui est réellement Bob Dylan ? ». Il joue en permanence avec ta perception. Cela dérange les journalistes car ils pensent que cela dessert la narration. Mais en même temps, cela le rend tellement plus intéressant en tant qu’artiste. Et même des artistes comme Bob Dylan ont traversé des phases où ils ne pouvaient plus réellement définir ce qu’ils étaient. La caricature qu’ils ont produit – que nous avons tous produit de lui, c’est violent. C’est cet équilibre bizarroïde entre essayer d’être toi-même mais aussi ne pas négliger la réalité de ce que tu fais.
As-tu eu le besoin d’identifier précisément les barrières de ton intimité, de ta réalité, pour être au clair avec toi-même ?
Oui, j’ai eu des problèmes avec ça, car il y a des éléments de mon image publique qui ne sont pas moi. Ou alors des éléments qui ne me sont plus représentatifs dans ma vie normale, car je refuse de les y emmener. C’est un peu comme oublier une part de soi-même, cela crée une dissonance.
Donc, tout n’est qu’une histoire de conflits ?
Oui, tout est conflit, jusqu’à un certain point. Tu ne trouveras jamais naturellement un équilibre, mais tu peux essayer de l’améliorer, jusqu’à quelque chose de presque convenable. C’est un chemin de croix.
Tu te projettes sur le moment où ce chemin sera fini ?
Avec effroi. (rires) Je ne sais pas, je serais probablement à la retraite à ce moment là.
Victoire et mort du Consul Decius Mus au combat. 1618. Pierre Paul Rubens
Théorisation
LA MUSIQUE PERD SON RÔLE COMMUNICATIF POUR DEVENIR UN OBJET DE FANTASME CULTUREL

On se téléporte maintenant sur une terrasse de Santiago du Chili sous un soleil cuisant. Vicente Sanfuentes tient un label de musique électronique depuis Los Angeles, tout en revendiquant ses origines chiliennes. Notre discussion est sûrement l’une des plus visionnaires de la série. Dans le passage qui va suivre, Vicente Sanfuentes me transmet une idée qui allait devenir le concept même de cette série. Avec son chapeau de paille, son air distingué, nous dissertons de la trajectoire de la musique comme médium ; avant d’en abstraire son état de conte, soumis à des codes narratifs.
Et ne penses-tu pas que l’on perd ces identités sonores locales justement ? A cause d’internet notamment, on ne peut plus vraiment parler d’un son britannique, d’un son qui viendrait de Sheffield ou Manchester. Les frontières musicales, que ce soit géographiques ou de genres, deviennent de plus en plus floues.
Oui je suis d’accord. J’étais en vacances avec ma filleule de 2 ans, qui adore la musique. Et je me suis posé la question de savoir ce qu’elle serait musicalement dans 15 ans. Elle pourrait être une post-post-post-post-punk, ce qui n’aurait aucun sens. Ses références seraient sans goût, édulcorées par une culture globale. Quand tu écoutes le son d’une 808, ça peut tout autant être du Miami bass, Afrika Bambaataa ou même Drake. C’est le même son, mais juste avec un hashtag différent. Donc oublie ça, ça n’a plus de sens. Jusqu’il y a dix ans, l’histoire de la musique avait une taille appréciable, où tu pouvais dessiner des schémas, définir une histoire. Désormais, la réalité est beaucoup trop complexe pour que l’on puisse tout schématiser de la même manière. Si tu montres une 808 à un brésilien, il va penser à de la funk carioca. Si tu le montres à un américain, il pensera à de la drum r&b. Ce qui veut dire qu’il faut réécrire les hashtag pour réutiliser ces sons. Mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose, la musique a été plus intelligente que nous.
On a pensé la musique comme un élément de communication pendant très longtemps. C’était de la communication et peut être que c’est en train de devenir quelque chose d’autre. Car ce n’est plus un médium très précis pour transmettre un message. On a tous des références trop différentes pour que cela puisse fonctionner. Pour que ce soit de la communication il faut qu’il y ait un langage admis. On a toujours un émetteur et un récepteur, mais on n’a plus ce langage commun. On doit parler désormais de couleurs, d’esthétique. Si tu écoutes Skrillex ou Matias Aguayo, ils sont super différents. Skrillex c’est purement de l’esthétique, je ne pense pas qu’il cherche à transmettre un message avec sa musique comme « renverser votre gouvernement » ou « liberez-vous », il cherche juste à jouer avec ta tête. Et c’est de la communication, dans un sens différent. Matias Aguayo, la manière dont il façonne ses rythmiques, il essaye de dire quelque chose à tes hanches, à tes épaules, à ta tête.
A la part plus instinctive de nous ? Moins intellectualisé ?
A la part physique au sein de nous. On perd certaines possibilités que l’on avait avant, mais je suis certains qu’on va les retrouver d’une manière différente. Je ne sais pas comment, mais je suis sûr qu’on va sur de nouveaux territoires.
Est-ce ici la nôtre source d’excitation de notre époque musicale ?
Oui c’est excitant. En 2006 j’ai réalisé un album avec Atom TM qui s’appelait « Surtek Collective – The Birth Of Aciton: Acid Meets Reggaeton ». Il y avait l’idée de fantasmer nos différentes cultures. Atom TM à l’époque était un allemand qui avait une certaine idée de comment l’Amérique latine pouvait sonner. Du coup il a fait quelque chose qui sonnait encore plus latin que le son latin. On a inventé un monde, « qu’est-ce qui se passe si on invente une histoire qui n’a jamais existé sur des joueurs de Reggaeton qui réalise de l’acid-house ». On a essayé de mixer deux styles, mais ce n’est pas uniquement une histoire de mixer, mais de créer un univers crédible. On avait un morceau qui s’appelait « San Juan Atkins », qui est le jeu de mot le plus débile du monde. Mais l’idée était de clasher deux univers entre eux, et de produire quelque chose de nouveau. Si tu écoutes le dernier album de SoulWax, c’est pareil. C’est une fausse compilation de musique des années 80 au Belgique. Ils ont inventé des noms de groupe, ils ont créé un univers.
Mais à jouer sur le mélange de cultures, n’y a-t-il pas le risque d’être offensant pour les gens qui n’ont qu’une culture, et qui en sont fier ?
C’est marrant car les français sont des anthropologistes. Vous avez un rapport obsessionnel avec la vérité. On s’en fout que ce soit vrai ou pas. J’ai beaucoup d’amis français, ils ont une collection d’albums impressionnant. C’est comme des japonais, mais avec du style. « Tu veux écouter de l’acid-house ? » et ils te sortent un nombre de références hallucinantes, car il y a l’envie d’approcher ça comme un savoir scientifique. Si tu regardes la campagne présidentielle aux Etats-Unis, tu te rends compte que ce rapport à la vérité est de moins en moins important. Donald Trump peut dire n’importe quoi, jusqu’à changer des chiffres objectifs comme le nombre de morts du 11 septembre, et politiquement ça passe. Il crée la vérité.
Et même ton mur facebook, si tu regardes bien, c’est un tissu de mensonges. Mais des mensonges qui sont beaux. C’est des mensonges, mais si tu ne cherches pas la vérité tu peux trouver quelque chose en leur sein. Peut-être que la musique prend un chemin similaire, quelque chose de … pas complètement attaché à ce monde.
Fantasmé ?
Oui ça peut être fantasmé, mais déguisé comme vrai. Ou tout du moins quelque chose de cohérent, de compréhensible, de crédible. En 1985, ta seule chance de sortir un album c’était de sonner comme 1985. De nos jours, tu peux sonner 1985 ou 2016 et sortir un album tout aussi cohérent. Je ne sais pas si c’est le cas de l’art en général, mais je pense que cette idée d’être de plus en plus physique, et moins avec une approche de documentation, est plus intéressante. Cette idée de jouer avec soi-même, avec ses perceptions. La documentation est années 90 voir début 2000. Si tu regardes le label Soul Jazz Records, ils ont sorti des centaines de compilations. Il n’y a plus grand-chose à compiler désormais.
Tu penses qu’en quelque sorte on a réalisé une cartographie musicale des idées, et que désormais on a besoin de s’amuser avec, de la raturer ?
Mais je pense que ce n’est plus possible de cartographier le monde musical, car c’est devenu trop compliqué. C’est quelque chose que je ressens avec mon projet de label. Je sens et je sais que si je demande à mes artistes de sonner plus latins, j’aurai plus de presse. Car c’est ce que la presse et le public veulent, une histoire.
Avec des titres d’articles comme « le renouveau de la scène chilienne ».
Exactement, je l’imagine parfaitement. Mais en réalité, les artistes d’ici ne veulent pas ça. Ils veulent quelque chose qui demeure rétroactivement classifiable. Quand j’écoute Mijo, qui est surement l’artiste techno le plus représentatif de l’Amérique latine à l’heure actuelle, musicalement il sonne comme Jimmy Edgar, mais au niveau rythmique et au niveau des structures c’est très différent. Il ne va pas vers la structure chanson, mais quelque chose de très physique et de très exigeant.
L’Amérique latine est relativement déconnectée de l’idée de climax. Pour moi justement, cette idée de climax c’est quelque chose qui est très Amérique du nord, des Etats-Unis. Je pense que c’est aussi connectée avec l’arc narratif anglo-saxon. Un modèle d’écriture basé sur un déroulement introduction – premier acte – section intermédiaire – climax – outro. Et c’est un modèle que tu retrouves dans la littérature, dans le cinéma, dans la musique. Quand tu écoutes la musique latine, notamment celle qui a certaines racines en Afrique, il y a un début, puis une section sustain qui peut durer jusqu’à 7 ou 12 minutes, et ça finit sur un fade-out. On ne travaille pas tant que ça avec cette idée d’arc. Je peux le sentir avec Mijo par exemple. Je remarque aussi que certains producteurs latins sont exposés à cette problématique et réagissent de manières différentes. Certains choisissent un son latin mais avec un arc international, d’autres sont purement latins, et même certains ont des tessitures internationales mais une écriture latine. C’est désorientant bien sûr. Je pense que à un certain point, on va arriver à disséquer d’autres formes d’arc narratifs. C’est aussi quelque chose que j’essaye de faire en tant que producteur, analyser ces arcs et essayer de choisir le relief qui correspond le plus au projet sur lequel je suis en train de travailler.
Dévoilement
LE BONHEUR ET LE SENS SE TROUVENT DANS LES SENSATIONS INSTINCTIVES

Lo Shea est le principal curateur électronique de Sheffield – l’équivalent anglais de Detroit. Dans les années 80, la ville a été ravagée par la désindustrialisation avant de briller par sa contre-culture. Aujourd’hui encore, la ville est fascinante à visiter et les industries abandonnées sont un théâtre de mille feux pour les communautés culturelles. Lo Shea dispose de la warehouse électronique la plus intéressante de la ville. Il gère également un label de musique, et fait office de catalyseur de sa communauté. Sa rencontre a changé ma vie, c’est mon premier portrait, ma première discussion journalistique intime.
La pluie diluvienne m’inonde alors que j’essaye de trouver l’entrée de son studio – dans l’arrière-cour d’un club dont les néons se reflètent sur les flaques d’eaux. Il vient à ma rencontre et me fait visiter son antre, un paradis pour ermite mélomane. Autour d’une tasse de Yorkshire Tea, nous allions avoir plus de deux heures de discussions dont le moment suivant est l’éclat le plus brillant. Gravé dans ma mémoire, ce souvenir m’accompagnera longtemps. Leitmotiv central : l’instinct est l’élément le plus important de ce qui nous compose.
C’est une route beaucoup plus longue en fait, mais je suis là pour la durée de toute façon. Je n’aime pas suivre les tendances, j’essaye juste d’être le meilleur que je puisse être, et retranscrire mes idées de la meilleure façon possible. Au fur et à mesure que je m’enfonce de plus en plus profondément dans cet univers de la musique électronique, et que je le découvre plus à l’échelle globale, cela me donne naturellement plus d’idées. De la même manière que se balader dans une galerie d’art peut donner plus d’idées. Tout est une question d’inputs, et car j’essaye de les multiplier, cela m’aide à formuler de nouvelles idées.
Je me rappelle d’une citation à propos de Miles Davis qui m’avait beaucoup touché : “Surround yourself with greatness”. Pour lui, cela faisait référence à de grands musiciens, des gens auprès de qui tu peux apprendre. Je pense que c’est une façon très intelligente de conduire sa vie. Je n’ai pas toutes les réponses, donc quel meilleur moyen de progresser que de s’inspirer des gens qui sont plus évolués que moi dans ce milieu, des idées que je respecte car elles ont plus de connaissances que ce que je peux avoir. Ou peut-être, des gens pas forcément meilleurs mais avec un angle d’approche différent. Devant leurs travaux tu peux finir par te retrouver à simplement te dire “C’est incroyable, quel est le processus intellectuel derrière cela ?”. Je vois ça comme une façon de croître, de progresser, d’évoluer. Je veux continuer à aller de l’avant, je suis une personne très curieuse. Si tu perds cette curiosité, tu perds cette capacité à t’imposer des défis qui te font explorer des nouveaux territoires, et formuler de nouvelles idées. C’est pourquoi j’essaye de ne pas tout le temps faire de la musique en 4/4 avec une 909. Je veux explorer bien au-delà de ça, même si je peux apprécier des choses simples. Je veux explorer plus librement, et de façon moins habitée par les marqueurs.
Est-ce plus facile d’explorer musicalement quand on n’a plus la pression du succès ? Je suis sûr que durant de nombreuses années vous l’aviez, quand vous me parliez d’une volonté résiduelle d’être artiste. Est-ce moins présent désormais ?
Je dirai que je suis toujours passionné. Et cette chose à propos de “Surround yourself with greatness”, cela veut dire qu’il y a toujours quelqu’un auprès de qui on peut aller chercher plus. Il y aura toujours quelqu’un qui saura plus que soi. Il y a toujours quelque chose à apprendre, c’est sans fin. Le plus j’avance dans la vie, le moins je connais, c’est quelque chose que je réalise, et c’est putain d’excitant. Je ne le vois pas comme quelque chose d’effrayant. C’est une raison de se lever le matin, il y a tellement à apprendre. Comment tu avais formulé cette question ?
La pression du succès.
Exactement. Quand j’étais plus jeune, et que j’avais cette obsession “maximaliste” dont je t’ai parlé, j’essayais de façon trop insistante. (pause) Tu sais quoi ? Il y a eu un moment dans ma vie où j’ai juste laissé aller les choses. Ça a été un changement massif. J’ai laissé tomber la musique pendant quelques temps, et je pensais immigrer et faire quelque chose de totalement différent. C’était bizarre et douloureux à la fois, car ça avait été ma vie durant tellement d’années. Je me suis dit : “tu n’as pas besoin d’être un musicien à succès, parce que cela ne veut pas forcément dire que tu fais en sorte d’avoir une vie heureuse, il y a plus dans la vie que cela”. Même si je me définissais par la musique et que je m’étais dit que c’était ma raison de vivre. C’est la réponse à ta question. À un certain point je pensais vraiment explorer la créativité par d’autres chemins. Parce que ça ne marchait pas, et que j’avais besoin de quelque chose de différent dans ma vie. Bizarrement après cela, beaucoup de choses sont arrivées, et j’ai commencé à être Lo Shea, puis Hope Works s’est crée.
Étiez-vous dans un état où vous exigiez de vous-même d’obtenir le succès par une musique particulièrement ambitieuse ?
Oui, je vois ce que tu veux dire. Comme chercher le succès pour les mauvaises raisons ? C’est ce que tu essayes de dire ?
Je pense que oui… Oui, définitivement, même si c’est assez compliqué à définir. J’essayais tellement dur, au dépit de tout le reste dans ma vie, je pense qu’à un certain point je n’appréciais tout simplement plus la vie. Je passais mes journées dans le studio, et c’est tout ce que je faisais. Aujourd’hui encore, c’est ce qui m’occupe la majeure partie du temps, mais à l’époque je me cramais à essayer d’aller quelque part, que je réalise aujourd’hui comme étant la mauvaise direction (rires). Je n’allais nulle part car je n’avais pas suffisamment de connaissances pour réellement comprendre mon instinct, je le noyais littéralement. Le jour où j’ai lâché du lest, ça a été un vrai moment clé pour moi. C’est aussi pour ça que je me suis rapproché de ma communauté avec Mixed in Sheffield, pour faire des projets qui n’étaient pas uniquement centrés sur moi.
Et d’une certaine façon c’était encore très ambitieux.
Oui, et c’était surtout appliquer mon énergie mais pas pour mon propre égo. Même si, soyons honnête, on fait tous les choses pour nos propres raisons également. Mais j’ai senti que c’était d’une manière plus équilibrée, avec notamment ce déclic : tu sais quand quelque chose comme une simple boucle est simplement parfaite, tu n’as pas besoin d’autre chose. Avoir la connaissance de soi suffisante pour s’avouer qu’elle est comme il faut, cela m’a pris une bonne partie de ma vie pour l’apprendre. Une bonne partie, avant de pouvoir réellement prendre confiance dans cette petite boucle.
D’arrêter à ce moment où, tu es sur ta track, tu as cette boucle, ton cerveau est en connexion avec ce que tu fais, et se dire simplement stop : c’est bon maintenant. Ne la sur-complexifie pas.
Oui, exactement. À ce niveau-là, je pense que j’ai été lent à retenir les leçons. Ce principe-là est en fait à la base de la production, et cela m’a pris un temps fou pour y arriver. J’ai dû passer par toute cette phase maximaliste juste pour arriver à prendre confiance en moi. Ce qui est sûr c’est que je suis plus serein désormais. J’ai réalisé ces expérimentations, une par une, pour juste arriver ici. C’est totalement naturel et instinctif pour certains gamins, ça ne l’était pas pour moi.
Finalement, était-ce juste à propos d’arriver à trouver son instinct ? Trouver un moyen de se faire confiance ?
Je pense oui. Être assez confortable, pour pouvoir être sûr que c’est ce qu’il faut. Cela m’a entièrement construit, on a tous nos expériences de vie que l’on met dans le pot et qui affectent notre musique. J’ai les miennes, et ma musique en est un reflet.