
Lucas Gutierrez – Artiste numérique – Catamarca (Argentine)
Lucas Gutierrez est un artiste numérique aux facettes multiples, qui a passé la majorité de sa vie en Argentine avant d’émigrer à Berlin. La prise de conscience de la nature complètement ouverte de son processus créatif l’a poussée à s’investir dans une forme d’art complètement nouvelle. Le regard fixé sur l’horizon, immergé dans le barouf de la création, ses travaux et son discours offrent une mise en relief fascinante. S’étant raté de peu sur Berlin, c’est par écrans interposés qu’il me théorise la place centrale de ces derniers comme socle de notre civilisation numérique.
Témoignage
L’ART NUMÉRIQUE ET L’IDENTITÉ LATINE COMME CULTURES DU REMIX
Il y a eu des moments clés dans ta vie qui t’ont apporté la certitude que tu deviendrai un artiste ?
J’ai toujours été d’une nature très curieuse. A chaque fois que je m’adonnais à un exercice en particulier, j’ai toujours eu une certaine forme de frustration. Ma curiosité n’était jamais totalement assouvi, j’avais toujours l’impression d’approcher mon sujet par un angle restreint. C’était le cas pour les arts, mais pas que. Je pouvais avoir ce sentiment avec le droit, le design, ou le football par exemple. Je n’aimais pas voir les frontières dans ce que je pratiquais.
Tu as grandi en Argentine et tu es basé à Berlin, c’est bien ça ?
J’ai grandi dans le nord de l’Argentine, dans une ville qui s’appelle Belen qui est plus proche de la Bolivie et du Chili que de Buenos Aires. C’est une ville située à une dizaine d’heures de Cordoba, ville dans laquelle j’ai entrepris des études dans le design industriel. C’est un domaine dans lequel j’ai travaillé avec ma mère sur quelques projets. Elle m’a transmis le goût du design.
Oui définitivement, même si ça ne m’apparaît pas de manière claire. Mais il faut être précautionneux sur l’analyse de cette influence. Ce n’est pas tant quelque chose que j’identifierai dans l’esthétique, ou dans le résultat de mes travaux. C’est plus quelque chose qui aurait à voir au processus de création. Mon village natal est bordé par les montagnes. De fait, j’ai été éduqué dans un environnement où l’on se contente inconsciemment de ce que l’on peut voir de manière proche. Ca a un rapport direct avec ta curiosité, à ta façon de concevoir la notion d’horizon. Dans un autre langage, on pourrait dire que nous n’avions pas beaucoup d’inputs dans ce village. Sortir de cet environnement m’a permis de me rendre compte qu’autant en termes géographiques, que conceptuels, il y avait beaucoup à découvrir. Dans ton processus créatif, ces montagnes se transcrivent dans ton environnement de travail connu. Les logiciels que tu utilises constituent ces montagnes, et dans ce territoire tu vas travailler des idées. Ce qui m’obsède, dans la création, c’est d’être capable d’enrichir ton paysage en étant très curieux sur tout ce qui pourrait multiplier tes facteurs d’inputs. D’avoir eu ce déclic en quittant mon village natal à 18 ans, c’est quelque chose qui a façonné de manière durable mon processus créatif, et donc c’est comme ça que je connecte avec mes origines je pense.

Une vue des montagnes de Belen (village natal de Lucas Gutierrez).
J’ai eu l’occasion d’établir une série de portraits ces derniers mois d’artistes latins entre le Chili et l’Argentine, que ce soit le bourgeonnant label ZZK Records à Buenos Aires ou Matias Aguayo, Alejandro Paz et Vicente Sanfuentes à Santiago. Ces gens m’ont fait comprendre que l’identité culturelle latine n’avait qu’une caractéristique fondamentale : une profonde curiosité vers l’extérieur. La majorité des artistes latins revendiquent autant la culture traditionnelle latine que la culture occidentale. Historiquement, certains genres latins comme la salsa sont nés d’un dialogue avec l’occident. Aujourd’hui, c’est le funk carioca, le reggaeton ou la cumbia électronique. Tu connectes avec cette analyse ?
Oui complètement, ZZK est un bon exemple de la manière dont on essaye de trouver une place pour les nouvelles vagues artistiques. Ce que je trouve vraiment intéressant, c’est la manière dont on joue avec cette culture du remix en tant qu’artiste d’Amérique latine. Cette manière que l’on a de digérer des idées extérieures pour mieux les approprier au sein de notre identité. Matias Aguayo est un bon exemple. Il a grandi entre le Chili et l’Allemagne, et tu peux définir assez clairement cette ambiguïté dans ses travaux, sa manière de jouer avec ses racines.
Oui, c’est très juste. Ma génération, et celle avant moi, avons grandi avec un regard obsessionnel sur l’occident – l’Europe et les États-Unis. Que ce soit en fashion, en musique, en design, nous nous abreuvions de tout ce qui pouvait venir de l’extérieur. C’est particulièrement dans ces moments que se pose la question de l’identité, et de la place que tu veux te trouver. Cette idée de la curiosité et de la narration, je m’y connecte personnellement par les choix créatifs que je peux faire. J’ai remarqué que parmi mes productions, je préfère toujours les choses que je ne peux pas totalement comprendre moi-même. C’est ma façon de savoir que mon processus créatif est honnête, curieux, ouvert sur tout ce qui peut m’influencer. Je n’ai jamais étudié les beaux-arts, l’art numérique ou le sound-design. Quand j’ai été confronté aux artistes vidéos, ça a tout de suite embrassé la vision que j’avais de mon processus de créatif. Je suis dans l’inconnu face à ce que je peux produire, et j’ai besoin de ça.
Et ce sentiment presque d’insécurité face à tes travaux, ça ne t’empêche pas de te dire que c’est toi ? Tu as quand même l’impression que c’est une représentation de ton identité ?
Si complètement. Mais c’est un processus qui peut prendre du temps. Surtout que quand tu parles d’art numérique, quand tu expérimentes quelque chose, tu n’es même pas sûr si c’est de l’art de prime abord. Si l’art est une projection de l’identité de l’artiste, alors qu’est-ce qu’un résultat dont tu n’es même pas sûr de son essence artistique ?
Ce qui m’a particulièrement marqué dans tous les environnements sociaux que j’ai pu traverser, notamment ceux qui étaient à nature « artistique », c’est que les gens n’étaient pas dans une culture de partage. Il y avait cette idée selon laquelle si tu partages quelque chose, tu le perds, ou tu risques d’être copié. C’est très déprimant, je trouve, comme mentalité. Tu peux fonctionner différemment, et c’est ce que j’ai essayé de faire. Notre culture artistique consiste à ne publier que les choses dont nous sommes sûr, dont nous sommes fier. Quand je me suis débarrassé ça, je me suis rendu compte que ça te tient à l’écart de quelques choses. Quand tu partages, même des brouillons, tu te rends compte que ton idée n’est pas toute seule. Elle existe peut-être avec des couleurs différentes par quelqu’un d’autre ailleurs.
C’est un élément central pour répondre à ta question. L’art numérique peut être vu comme la culture du remix du remix, y compris dans ses espaces sociaux. J’ai principalement commencé à l’approcher par l’aspect musical, donc les clubs. Mais ça s’est assez rapidement développé dans d’autres lieux, notamment des festivals dédiés à ça, et qui explorent beaucoup de lieux différents. Par la suite, j’ai commencé à faire du travail où la vidéo et la musique était vraiment intimement lié, ainsi que des œuvres artistiques comme les sculptures numériques – notamment celles que je t’ai envoyées.
Penses-tu que l’art numérique va peu à peu étendre ses lieux sociaux ? Des musées certes, mais aussi des opéras, des théâtres, des clubs, des salles de concerts ?
Pas forcément. Quand j’ai déménagé de Cordoba à Berlin, c’était une expérience très spéciale. A ce moment-là, la culture visuelle numérique était très forte en Argentine, et je pensais que j’allais juste retrouver ça à Berlin – en trois fois plus grand. Il se passe énormément de choses à Berlin, mais je n’avais pas forcément réalisé que la culture berlinoise était plus centré sur la musique. Penses à leur culture du clubbing par exemple. Les clubs de Berlin n’ont pas besoin d’artistes visuels, car leur expérience est déjà complète, la musique y sonne complète.
Notre narration ces dernières années devient de plus en plus physique. Que ce soit en cinématographie, avec une vague de films contemplatifs – en partant de Tarkovski jusqu’à Nicolas Winding Refn – ou en musique avec un attrait pour la musique qui parle au corps : notre story-telling prend la direction du corporel. Au lieu d’une narration abstraite, intellectualisée, basée sur l’imagination, on se tourne vers l’instinct pour raconter des histoires. L’art numérique est physique, à l’ère du temps. La techno et les raves sont un bon exemple d’un story-telling physique, qui dispose de son propre espace social, c’est ce que m’expliquait Ron qui est également dans la série.
C’est intéressant, notamment si tu portes l’analyse sur certains espaces sociaux comme les festivals. Nous avons travaillé cette problématique avec un ami. Le premier constat que tu peux faire, et que tout le monde fait, c’est que les amateurs de musique vont dans un festival pour s’amuser. Et pour autant, quand tu analyses ces moments, tu te rends compte qu’une grande partie de la scénographie n’est pas du divertissement. En tant qu’artiste visuel, tu crées une expérience, un monde éphémère. Comme tu le dis, c’est une autre forme de narration. Tu trouves ça notamment dans les gigantesques festivals d’EDM comme le Tomorrowland. On analyse ces moments que par l’angle de la consommation et de la (fausse) qualité musicale, mais peut-être qu’il y a quelque chose dans l’environnement qui est créé, dans la connexion qui est établie entre les individus. En tant qu’artistes visuels, on est déconnecté de ce secteur, notamment de son aspect business, mais on en est quand même responsable.

Théorisation
LA PLACE CENTRALE DE LA CULTURE NUMÉRIQUE DANS NOTRE SOCIÉTÉ
Si l’art numérique peut être vu comme l’ouverture des narrations – de nouveaux chemins pour de nouvelles histoires – ne penses-tu pas en revanche qu’il y a un problème de définition assez important ? Qu’est-ce que l’art numérique, au final ?
Certaines personnes appellent ça de l’art post-internet. Mais tout est post-internet désormais, on ne peut pas revenir aux années 90. On néglige le fait que l’on ne pourra pas revenir en arrière, avant l’internet. C’est donc stupide d’essayer de définir une catégorie d’art précise « post-internet » car ça veut dire beaucoup trop de chose. Cette culture du remix, c’est une culture dans laquelle les frontières deviennent floues – ça demande une autre conception de l’art, peut-être moins par catégorisation.
Oui, c’est particulièrement le cas avec l’art numérique. On parle souvent des œuvres d’arts en tant que tels, mais le public est un objet d’étude particulièrement intéressant pour comprendre l’art numérique. Souvent, en tant qu’artistes, on doit composer avec un public qui ne pourra pas avoir une réaction de type « ah c’est intéressant, ça me fait penser à cet artiste ou cet artiste ». C’est un art récent, celui du mélange, et l’on ne peut pas l’approcher par la généalogie. C’est une forme d’art perturbante car tu pourrais penser que c’est fait pour les musées, mais ça sort de leurs codes fondamentaux. Tu ne t’appropries pas l’œuvre de la même manière qu’au musée, qui précisément instruit un certain rapport avec l’art. C’est impossible d’imprimer internet, de comprendre l’internet si tu l’extrais de son environnement. Le problème, c’est que quand tu parles d’art numérique, tu es obligé de l’extraire de l’internet pour que ce soit considéré comme de l’art. De considérer l’internet comme un lieu d’art en lui-même peut paraitre comme une blague pour beaucoup, alors que c’est sûrement fondamental pour comprendre ce qu’est l’art numérique.
Considérer l’ordinateur ou le smartphone comme un médium de communication aussi valable qu’un musée.
Et y compris les moments stupides sur lesquels tu vas tomber sur une œuvre d’art numérique. Car c’est d’autres contextes de restitution et d’assimilation, et en tant qu’artiste tu joues avec ça. La manière dont tu vas approcher un art ne va pas dépendre que de l’essence de l’œuvre, mais aussi l’espace social et le support au travers duquel tu vas la découvrir. Et dans la plupart des cas, le musée n’est pas un endroit idéal pour représenter les œuvres des artistes numériques – que ce soit en terme de support ou en terme de contexte de transmission. Penses à toutes les règles sociales d’usages des musées, qui ne correspondent pas aux réalités numériques. Difficile de concevoir un lieu d’exposition d’art numérique sans pouvoir y prendre des selfies par exemple.
Ce qui compte à la fin, c’est jusqu’à quel point tu arrives à connecter avec ton audience. Cet état de fait « post-internet » rend plus difficile la connexion dans certaines formes d’arts ou de médias. Par exemple, on considère que les usages numériques rendent les gens plus enclin à zapper. Dans les médias, on assiste au règne du court format ; dans la musique, le format du Long Play est de plus en plus contesté. En conséquence, dans ce contexte de mobilité des possibilités de connexion avec une audience, l’art numérique peut faire figure d’un merveilleux laboratoire non ?
Oui complètement. La problématique centrale, c’est comment utiliser un médium pour toucher l’autre. Mais c’est aussi un long processus d’éducation, que ce soit du public ou des artistes. Prends par exemple le terme « video-mapping », c’est un terme présent dans l’esprit collectif que depuis 4 ou 5 ans tout au plus. C’est la même chose avec le terme de « réalité virtuelle » : même nos parents commencent à comprendre ce que c’est. Plus un public est éduqué à certains médiums, plus tu peux pousser loin tes codes narratifs sans avoir à re-familiariser ton public. C’est donc également quelque chose qui aura de l’importance sur la manière dont l’art numérique va se développer dans les années à venir.

Oui absolument. C’est notamment très intéressant d’étudier les villes comme des plateformes numériques. Si on analyse le numérique et l’art numérique sous l’angle historique, il se pose la question de la légation. Comment est-ce que l’on se rappellera de nous ? De ce qu’était le numérique à notre époque ? Si internet disparaît un jour, qu’est-ce qu’il se passera ? Si les plateformes numériques peuvent disparaître, les villes sont des éléments fondamentaux de notre civilisation, et qui traversent les âges. Selon moi, la meilleure façon de faire un exercice de prospective avec le numérique, c’est de parler des villes. Regarde comment on a découvert la civilisation égyptienne, la culture égyptienne : par des vestiges urbains, des pyramides, entres autres. Que va-t-on laisser pour le futur ? Des liens ? Des hashtag ? Des vidéos youtube ? J’ai cogité cette réflexion pendant un moment avant d’arriver à ma théorie. L’écran va être l’élément central de la légation de notre culture numérique. Nous avons créé les écrans pour partager et pour montrer notre culture, au présent. Si l’on fait un exercice de transfert, que trouvera-t-on si l’on disparaît ? Je pense que ça sera des écrans, et je pense que c’est une question fondamentale que de savoir quel élément nous montrera une fois notre ère écoulée. L’idée n’est pas de lancer une bouteille à la mer avec un message. On ne peut pas laisser de message si l’on n’est pas sûr que quelqu’un puisse le lire. Montrer notre message, c’est un outil puissant et central dans notre civilisation. Ce n’est pas un processus conscient, mais dès que tu veux partager quelque chose à quelqu’un, compte le nombre de fois où ce processus passe par un écran. De la même manière que le papier jouait ce rôle centrale avant le numérique.
D’autant plus que notre culture de la connaissance se base sur le « montrer » : on doit voir, pour croire. Plus qu’avant.
Oui, alors que dans le passé c’était probablement plus basé sur le fait de ressentir quelque chose pour le croire. Pense aux religions. Notre réflexion sur le temps était différente, je ne sais pas. Mon point de vue est le suivant : nous vivons de plus en plus d’informations et d’expériences par le numérique, et dans le même temps nous sommes effrayés de les perdre. Les plateformes que nous avons ne sont pas suffisantes pour nous assurer de la durée de vie de ces données. Ce n’est même pas une question de back-up, de sauvegardes, ou de cloud. Ce n’est plus une question de confidentialité de tes données. Nous adorons la confidentialité et le caractère privé de nos données, mais nous avons peur de les perdre. Dans quels espaces sociaux pouvons-nous les stocker, avec quels outils, quelles plateformes ?
Dévoilement
L’IDENTITÉ OUVERTE COMME UN JEU D’ÉQUILIBRE PRÉCAIRE MAIS GRATIFIANT
Totalement. Le seul élément sur lequel je me base pour juger mon art, c’est si j’ai le ressenti physique de la nouveauté. C’est un sentiment qui a la valeur de l’or pour moi. L’été, on me demande souvent la signification de ce tatouage que j’ai sur le bras. Je l’ai réalisé quand j’avais 14 ans. Sans vouloir y faire référence, c’était la première semaine où j’avais internet de ma vie. Le contenu de ce tatouage n’est pas une représentation de ça, mais le rapport psychologique au moment où je l’ai fait l’est. Si je devais le refaire aujourd’hui, je le ferai complètement différemment, maintenant que je suis un artiste, connecté aux différentes cultures et aux différentes tendances. Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est la place de ce sentiment de nouveauté. Je pense que l’on construit notre identité de manière progressive, à partir de ces moments où l’on doute du différent, où l’on a l’allégresse et les peurs liées à la nouveauté.
Donc au fond si je comprends bien, tu as choisi d’être un artiste numérique car tu peux multiplier les différents médiums pour mieux obtenir ce sentiment ?
Exactement. Que ce soit les médiums, les processus, les logiciels, j’essaye de favoriser l’apparition de ces moments dans lesquels je ne contrôle pas totalement ce qui arrive. C’est ce qui m’excite dans le processus créatif, et je pense qu’être capable de se mettre dans des environnements dans lequel tu peux perdre le contrôle te permets d’aller beaucoup plus loin dans ce que tu veux faire en général.
Non, le problème d’une trop grande curiosité n’est pas tant un problème de frustrations, mais plus un problème de perte de repères. Quand tu multiplies trop ton nombre d’input, tu peux finir par perdre la cohérence de ton propos. Quand tu as trop de référence, que tu veux mélanger trop de chose, tu peux potentiellement perdre quelque chose qui est constitutif de ton identité. Tu peux te perdre sur le chemin, c’est le principal danger.
Avant, je travaillais majoritairement tout seul, et je n’aimais pas trop l’idée de collaboration. Quand j’ai commencé à travailler en collaboration, j’ai trouvé qu’il y avait une problématique centrale : pourquoi es-tu ici ? Pour accomplir quoi ? Il faut également éviter toute tentation de comparaison avec les gens avec qui tu travailles, selon l’angle de la valeur artistique. Il faut au contraire essayer de comprendre les domaines dans lesquels tu es le meilleur et apporter ça au mieux dans le projet. Collaborer dans le processus créatif est un chemin beaucoup plus long. Justement parce que tu projettes ton identité sur ce que tu crées, ça peut être compliqué d’ouvrir un terrain d’entente. Tu peux avoir l’impression qu’à la fin, ce n’est plus toi. Mais au bout d’un moment, tu te rends compte qu’en trouvant aux autres, tu peux apprendre d’eux, et les assimiler dans ton processus créatif, dans ta propre identité.

C’est intéressant car malgré ta structure mentale très typé « artiste » – en brassant des idées d’une manière insatiablement créative – ce que tu me décris est un processus beaucoup plus pragmatique, ouvert sur l’autre, adaptatif. En un mot, entrepreneur.
Oui c’est intéressant, ça y ressemble beaucoup. Au cœur de mon processus, l’idée centrale c’est que je veux multiplier les inputs. Peut-être qu’en fonctionnant un peu comme un entrepreneur, comme tu dis, j’arrive à multiplier les inputs qui me viennent de l’extérieur.
Ce n’est pas la première fois que tu parles d’ « input ». Quelle en est ta définition ?
Pour moi l’idée d’input est celle de la chose nouvelle, que tu ingères.
Tu aimes te voir comme une machine, qui a un processus, qui ingère, digère, remix ?
Oui je suis particulièrement attaché au fait de me voir comme quelque chose qui remix les choses qui vont m’influencer. Je codifie beaucoup les informations selon l’approche remix des choses, surtout dans l’aspect visuel. C’est lié à ma structure cérébrale : j’ai une très bonne mémoire visuelle et je suis mauvais dans tout ce qui est textuel. Je lis très peu de livres, mais par contre j’aime me balader sur internet et me laissé digérer des éléments textuels, visuels, animés ou audio. J’ai l’impression que c’est ma façon d’apprendre d’avantage. Mais tu peux considérer ces inputs comme de l’inspiration oui. En tout cas, j’ai l’impression d’apprendre beaucoup plus que quand j’étais à l’école, et j’ai l’impression que c’est un phénomène générationnel. On ne peut pas concevoir l’éducation sous une culture numérique sans remettre en question en profondeur notre philosophie éducative.
Tu as l’air de te connaître assez profondément, notamment la façon dont ton cerveau fonctionne. Comment le lies-tu avec ta conception du bonheur ? Es-tu satisfait de la manière dont tu « remixes » tes inputs ?
Je suis très anxieux par moment vis-à-vis de ces problématiques. Etre un artiste numérique, ce n’est pas forcément le travail le plus stressant sur Terre. Forcément, quand tu travailles en collaboration, ou pour des galeries, c’est un autre contexte. Ce qui peut être stressant c’est la manière dont tu peux évoluer sur tes projets, te perdre dans tes projets. Parfois, ça prend un temps fou à aboutir, mais il faut apprendre à le respecter. La conception de l’aboutissement est très dur, tu ne sais jamais quand quelque chose est « assez bon ». Tu reviens constamment dessus. C’est difficile d’être apaisé sur ton rapport à tes créations. Il faut apprendre à respecter son résultat.
Tu as l’impression d’avoir trouvé ton identité ?
Ces derniers temps j’ai beaucoup l’impression que mes productions m’appartiennent. Mais tu ne peux pas reconnaître ton identité tant que tu n’as pas le regard des autres je pense. Mes amis artistes m’aident beaucoup dans ce processus. Ce rapport aux autres est important, il faut savoir à reconnaître les choses que l’on partage et les choses qui sont propres à soi, surtout dans le domaine des arts. Je ne sais pas, je ne fais pas des portraits. Mais tous les artistes aiment reconnaître ce qu’ils sont sous la forme d’un concept, d’une pièce, d’un portrait, d’un contexte. Peut-être même que c’est propre à toutes les professions, mais que c’est plus visible dans les arts.
Je dirais que oui, sinon je pense que je ne serai même pas ici. Mais ce n’était pas évident de décider. Décider que je ferai ça jusqu’à ce que je m’épanouisse. Avant d’être dans le domaine artistique, je faisais du volley-ball. Je l’ai fait jusqu’à ce que ça me tue, de multiples manières. Que ce soit au niveau physique, au niveau psychologique. C’était particulièrement stressant, notamment les compétitions. C’était trop pour moi. Pour autant j’aimais le volley-ball, sûrement trop. De la même manière ça peut arriver dans le processus créatif que tu aimes ce que tu fasses au point d’en perdre le contrôle. C’est là que ça peut devenir dangereux.
Tu te verrais être capable d’arrêter l’art numérique dans cinq ans par exemple ?
Peut-être, je reste ouvert. Si je continue à être excité au quotidien, c’est parce que je n’arrive toujours pas à en voir les limites. C’est ce dont j’ai besoin. Les choses que j’ai arrêté sont celles dans lesquelles je m’ennuyais, ou que je reconnaissais que je n’étais pas bon. Peut-être que je me rendrai compte que je ne suis pas bon dans l’art numérique, ou que ça ne me plait plus, ou que je n’arrive pas à connecter avec mon audience. Pour le moment, j’apprends plus de choses au quotidien en étant un artiste numérique ou un artiste visuel qu’en étant un joueur de volley-ball ou un designer industriel.
Tu dirais que c’est ta raison de te lever chaque jour ? Ou est-ce que tu essayes de conserver une certaine distance entre ton processus créatif et ta conception du bonheur ?
Ça me rend heureux, vraiment. J’arrêterai immédiatement si ce n’était pas le cas. C’est une question assez complexe, mais je pense que la meilleure façon d’y répondre c’est te dire que je le ferai jusqu’au bout. Si j’arrive à lier ça avec des amis, un cercle social, et un processus d’apprentissage constant, c’est encore mieux. Bien sûr ce n’est pas facile de tout lier, mais c’est une façon d’apprendre comment tisser de meilleurs liens avec les gens que tu aimes. La question n’est pas uniquement de faire de l’art, c’est aussi ça. Ça doit être ça.
J’aime finir mes interviews avec cette question très ouverte : quelle est la dernière idée dans la vie qui t’as changé ? Une idée si importante que la réaliser t’as fait changer ton regard sur les choses.
Et bien je pense que … J’ai une relation très importante pour moi avec ma famille. Parfois j’ai du mal à sentir si ils comprennent ce que je fais. Même avec mes amis, ou ma petite amie. C’est la seule chose dont je ne suis pas encore sûr. J’aimerai pouvoir leur faire comprendre ce que je fais, sans avoir à l’expliquer, et je ne suis pas sûr que ça soit le cas. Peut-être que c’est utopique. Mais d’un autre côté, ce n’est même pas totalement clair pour moi. Ce n’est pas comme si j’étais un joueur de volley-ball. C’est sûr que c’est plus simple : tu es bon ou tu ne l’es pas. Tu es grand, petit, on comprend facilement. Nous vivons dans une société où quand quelqu’un décide d’être architecte, géographe, ou danseur, on ne peut pas percevoir l’entièreté de son activité. On fonctionne sur des stéréotypes. “Que veux-tu faire quand tu seras plus grand ?” C’est une question que je trouve tellement stupide, car on te demande de visualiser tes limites. Mon processus créatif évolue chaque jour, et je n’ai pas envie de l’enfermer dans une boîte.
Oui complètement. S’il y a quelque chose où je ne suis pas assez fort, c’est bien la prise de décisions. Les décisions sont dures à prendre. Ce n’est pas facile, particulièrement quand tu es dans un processus proactif, où tu veux sortir quelque chose de toi. Mais ça va dans le bon sens, et je me sens progresser. Et même au-delà de ça, je me sers de cette insécurité dans mon processus créatif, je le transforme en quelque chose de positif, j’essaie. Après-coup, je suis sûr de ce que j’ai fait. Pendant le processus créatif, cette insécurité, ça vaut de l’or. Personne ne peut le toucher, ou le juger. Personne ne peut parler à ta place ou pour toi dans ces moments-là. C’est la partie la plus honnête de nous-même, car on ne le comprend pas du premier regard.