
Techrasa – Entrepreneurs numériques – Téhéran
Soudain, au milieu de la fournaise d’un Téhéran en plein été, une révélation : l’Iran est une terre numérique et entrepreneuriale, un réel pivot géo-économique de sa région. Cet épisode est une conversation à trois, avec MohammadReza Azali, Alireza Jozi et Hamed Jafari (de gauche à droite sur le portrait photo), cofondateurs de Techrasa. Ce média est le premier à couvrir le numérique et l’entrepreneuriat iranien dans une perspective internationale. Après une éducation à l’étranger, ces trois entrepreneurs ont décidé de rentrer sur leur terre natale pour profiter d’un écosystème bourgeonnant. Ils nous analysent l’ampleur de la “fusée économique Iran”, avant de dévoiler jusqu’à quel point un regard optimiste sur l’avenir, sur son progrès, puis par ricochet celui des autres, pousse à entreprendre.
Témoignage
REVENIR EN IRAN POUR ENTREPRENDRE DANS LES MÉDIAS ET LE NUMÉRIQUE
Il y a eu un élément clé dans votre vie qui vous a donné l’envie de vous projeter dans ce projet ?
Nous sommes trois cofondateurs donc nous portons tous les trois notre histoire personnelle dans ce projet. J’ai rencontré Hamed Jafari il y a treize ans au Canada alors qu’on étudiait la bas, donc on a été ami depuis tout ce temps. On est rentré à Teheran il y a trois ans alors que les premiers évènements startup apparaissaient au travers du pays. On y est allé par curiosité, sans vraiment prendre l’idée très au sérieux. On a été vraiment surpris de voir tous ces gens actifs, et on s’est posé la question de savoir pourquoi nous n’étions pas au courant – ou pourquoi on avait un préjugé sur cette scène. À cette époque on apprenait beaucoup au contact de cette communauté, et c’est là qu’on a réalisé qu’il y avait la place et la légitimité pour un média centré autour de ces thématiques. Je me souviens assez précisément avoir tweeté à ce sujet.
Thinking of starting my personal blog on my observation on the startup eco systems of Iran and Europe!
— Alireza Jozi (@AlirezaJozi) 10 septembre 2014
On s’est dit qu’on pourrait centrer l’idée du projet autour des personnes qui composent cet environnement bouillonnant. Avec Hamed on a organisé un évènement startup au sein de Sharif University, qui est l’une des universités d’ingénierie les plus prestigieuses d’Iran. C’est là qu’on a rencontré le troisième cofondateur, MohammadReza Azali, qui lui est journaliste de profession et spécialiste en technologie. On a brainstormé ensemble, et c’était parti. On a réalisé que si l’on avait été autant à côté des réalités en revenant à Téhéran il y a trois ans, c’est toujours le cas pour la plupart des iraniens en dehors de l’Iran. C’est le but de notre plateforme.
Super exited to meet the participants at #SWsharif event happening next week. Let's see if our 1 month of organizing the event has paid off
— Alireza Jozi (@AlirezaJozi) 3 mars 2015
L’idée de la langue était critique aussi. Beaucoup de personnes nous ont demandé pourquoi nous n’avions pas établi la plateforme en farsi : l’idée était précisément de créer un pont, l’anglais était donc un choix évident. On a officiellement lancé Techrasa en juin 2015, le mois où l’Iran a négocié un nouvel accord international qui marque le commencement du processus d’ouverture. Notre timing était parfait, et notre réseau de connaissances au sein de la scène faisait que l’on était les bonnes personnes pour proposer ça.
Live now, Techrasa covering Iranian startups http://t.co/PKp87ZdCbO via @TechRasaCom pic.twitter.com/qB3CaN3QIf
— TechRasa (@TechRasaCom) 29 juin 2015
Notre stratégie originelle était de s’installer dans le paysage startup en une année. Au final, ça nous a pris quatre mois pour être reconnu par tout le monde au sein de notre environnement – après tout, on était seul sur ce créneau. Ce qui nous a fait réaliser que l’on pouvait être un pont à double sens, c’est que 40 à 50% de notre lectorat est composé d’iraniens habitant à l’intérieur de l’Iran. Le manque de plateformes d’information était tellement marqué, que des iraniens qui ne savaient presque pas lire l’anglais nous lisaient quand même. Cela vient également du fait que nos articles sont toujours enrichis d’une analyse de fond sur ce qui se passe. C’est là où fondamentalement Techrasa est un vrai projet journalistique, au-delà de la dimension média.
On a commencé à recevoir des mails tous les jours de personnes souhaitant du conseil pour investir en Iran, et donc c’est là où on a commencé à diversifier notre activité : Techrasa est également devenu un cabinet de conseil. On a commencé par faire le suivi d’une entreprise turque qui voulait s’intégrer en Iran, durant trois mois. On a également commencé à diversifier nos canaux médias, en se lançant dans les podcasts et les vidéos. Actuellement, nos deux nouveaux employés sont chargés de faire de la recherche de marché – à la fois pour les entreprises intérieures et extérieurs à l’Iran. On a réalisé que ça rentrait complètement dans le champ possible d’application d’une entreprise média. On a aussi voulu organiser des évènements. Comme te l’a dit Alireza, on organisait des startup weekends avant d’être sur Techrasa. On a donc voulu reprendre cette activité et on a notamment assuré la partie média de Tedx Kish, un important évènement international en Iran.
Tweeting with the TEDxKish account. My AlirezaJozi account feels left out
— Alireza Jozi (@AlirezaJozi) 17 avril 2015
En septembre 2015 on a participé à un évènement en Suisse intitulé “Seedstars : Tehran” où l’idée était de sélectionner des startup iraniennes et les faire présenter au cœur de l’Europe, devant des investisseurs potentiels. Notre attention en ce moment porte plus sur la réalisation d’évènements locaux, au cœur de la scène entrepreneuriale iranienne. On a notamment envie de créer du lien entre les différentes communautés startup du pays. Ispahan a par exemple une scène très importante.

La vue depuis les bureaux de Techrasa, dans la partie Nord de Téhéran.
Vous voyez-vous comme des curateurs au sein de cette scène ? La question me vient à l’esprit notamment parce que vous invitez de nombreux entrepreneurs iraniens à venir publier sur votre média.
Oui il y a une forte idée de curation derrière Techrasa. Je ne sais pas si c’est particulièrement à nous de nous définir comme des curateurs mais on souhaite faire de Techrasa une plateforme pour les curateurs. On souhaite que n’importe qui ayant une information ou une histoire intéressantes liées à notre domaine d’activité – la scène tech iranienne – ait la possibilité de venir écrire sur Techrasa. Comme tu l’as dit nous nous concevons plus comme des constructeurs de communauté, et si l’on veut devenir un hub, ça doit être notre préoccupation principal. À la fois pour nous, et à la fois pour la communauté ici en général. On invite n’importe quelle personne active au sein de la scène à entrer en contact avec Mohammedreza, qui est le rédacteur en chef du site. C’est comme ça que l’on devient également plus intéressant en terme de pénétration des contenus : que ce soit par la diversité géographique ou la diversité des angles d’analyse.
En ce moment, dans la sphère publique numérique occidentale il y a un important débat sur l’idée de curation. On essaie de comprendre comment on accède à l’information, ou plutôt : quels filtres nous traversons avant de l’expérimenter sur les plateformes numériques. Ce n’est pas nouveau mais on commence tout juste à se rendre compte de la puissance des algorithmes de curation des réseaux sociaux. Quand Facebook change son algorithme, tout le secteur de la presse en ligne retient son souffle.
Dans notre cas, on a une bonne partie de notre trafic qui vient de Linkedin. On essaie d’être présent sur un maximum de plateformes pour minimiser cet effet, et on essaie de s’adapter au contenu même. Par exemple, si on écrit sur les clés d’investissements dans certains marchés iraniens et si on le partage sur Facebook, on ne va pas générer un trafic très important. Alors que sur Linkedin, on peut avoir un taux d’engagement d’au moins 15 ou 20% avec ce genre de contenus. À contrario, on a sorti un article il y a quelques jours sur le bannissement de Pokemon Go en Iran. Ce n’est pas le genre de contenu qui fonctionne particulièrement sur Linkedin. On tient à ce positionnement généraliste vis-à-vis de notre média, on écrit autant sur les gros marchés iraniens que sur les petites startups et les phénomènes de société à caractère numérique. C’est pour ça que l’on doit réfléchir sur les canaux de distribution pour chaque contenu, mais on préfère le voir comme une force.
Vous ne jouez pas uniquement la diversité de vos canaux de distribution, mais également celle de votre activité même. Vous êtes un média tout autant qu’un network pour entrepreneurs, tout en investissant le domaine du conseil en vous positionnant comme un pont entre l’occident et l’Iran. J’ai l’impression que dans à peu près tous les secteurs d’activités, l’heure est à la pluridisciplinarité et à la polyvalence, à l’audace.
Oui je suis d’accord. Particulièrement quand tu déconstruis cette idée de « tech startup » tu te rends compte que c’est un très large parapluie d’activités et d’individus. Tu as des investisseurs (VC), les entrepreneurs et les startups elles-mêmes, mais également des régulateurs comme certaines institutions publiques. C’est un secteur très vaste avec de multitudes de micro-secteurs en son sein. Notre idée, c’est de se concentrer sur la spécificité iranienne quand il est question de tech – mais on veut embrasser tout l’ensemble de ce spectre. D’autant plus que désormais, presque tout se rattache à la tech. Si tu réfléchis au secteur touristique, on a sorti un article qui s’intitule « 5 applications à avoir sur son Smartphone quand tu visites l’Iran ». Ça a très bien marché par exemple. En termes d’audience, ça touchait un public pas uniquement tech-savy, mais également des personnes intéressées par l’Iran en général. L’iran est un peu comme une boîte noire, et aujourd’hui encore tu es obligé d’aller en Iran pour te rendre compte de ce qui se passe. On veut changer ça, c’est pour ça que l’on publie en anglais.
Heureusement c’est en train de changer et de plus en plus de musiques iraniennes se retrouvent répertoriées sur Spotify ou Apple Music. Soundcloud est également une plateforme assez populaire ici, même si on est loin de l’exhaustivité d’applications comme Navaak (ndlr : le Spotify iranien). Mais plus généralement on essaie aussi de se voir comme un pont pour la diaspora iranienne, on essaie de leur donner envie de revenir. Certaines personnes tombent des nues quand tu leurs apprends qu’il y a un environnement favorable à entrepreneuriat, et que tu peux trouver des Business Angels en Iran. D’ailleurs, c’est très souvent un moment assez fort – ce moment où tu sens une étincelle dans le regard des iraniens de la diaspora qui réalisent ce qui se passe chez eux, dans leur contrée natale. Récemment, on a repris contact avec une amie iranienne qui vit en Californie et dont sa famille avait émigré durant la période du Shah (ndlr : le shah, ou « roi d’Iran », a été renversé en 1979 par la révolution islamique). Elle était réellement agréablement surprise d’apprendre ce qui se passait ici. C’est également quelque chose qui est une force motrice pour nous, dans notre projet. On a réellement envie d’être un pont au travers duquel des entrepreneurs iraniens peuvent réaliser qu’ils peuvent s’exporter, et des entrepreneurs occidentaux et la diaspora qu’il y a des interactions à créer.
Parlons justement d’état d’esprit. Le risque est une notion centrale en entrepreneuriat – à la fois le meilleur ami de l’entrepreneur et la source de ses échecs. Quel niveau de confiance ressentent les Business Angels vis-à-vis de l’investissement en Iran ?
Ce dont tu parles ne concerne que le cas de figure où un Business Angel viendrait de l’extérieur pour investir en Iran. Ce qui nous a vraiment frappé ces dernières années, c’est plutôt de voir la confiance à l’intérieur du pays, et de voir de nombreux Business Angels iraniens croire dans cet écosystème en construction. L’iran est un pays complexe en termes d’investissement, mais ils connaissent suffisamment le marché pour disposer d’une manœuvrabilité intéressante, leur permettant de faire des investissements risqués mais également très lucratif.
Et même du point de vue des investisseurs étrangers, la barrière à l’entrée n’est pas si importante car le risque est compensé par une valorisation des startups iraniennes moindre comparée à l’occident. C’est donc plus facile d’investir dans des gros projets ici. Ils peuvent engager des sommes comme 20 000 ou 50 000 dollars et ça représente quand même quelque chose, tout en ayant des investissements dans les pays occidentaux bien plus élevés. Comme l’a dit Alireza, avec le risque vient les possibilités de récompenses, et ce qu’il y a à gagner sur le marché iranien actuellement est assez impressionnant. La compétition est encore absente de très nombreux marchés ici. À ce titre, et au niveau mondial, il s’agit très probablement de la dernière puissance émergente dont les marchés ne sont pas saturés.
Le gouvernement Rohani a été très à l’écoute des startups et des entrepreneurs ces dernières années. Les problèmes viennent plus d’ailleurs. Par exemple, le gouvernement iranien essaie de développer des plateformes de réseaux sociaux au niveau local. Ça ne peut pas marcher, que ce soit en Iran, ou n’importe où ailleurs dans le monde. Là où le gouvernement pourrait être vraiment efficace, c’est de développer autant que possible les infrastructures, ou de faciliter le travail administratif des entrepreneurs. Je pense qu’un gouvernement – pas seulement en Iran – ne devrait pas se positionner en mine de créativité. Leur rôle est au contraire de faire en sorte que les esprits créatifs puissent s’exprimer. On a été réellement surpris de se rendre compte à quel point ils ont été ouverts d’esprit sur l’ouverture entrepreneuriale iranienne. Le gouvernement de Rohani a financé tous les événements startup qui ont eu lieu dans plus de trente villes importantes au travers du pays. Leur volonté a vraiment été d’essayer de promouvoir cet état d’esprit. Ils financent à peu près tous les accélérateurs qui voient le jour et garantissent un accès aux différentes universités du pays. Ils essaient de favoriser la mobilité des capitaux, même si certains éléments très concrets doivent rapidement évoluer. Les données majeures concernant les startups incluent la régulation administrative et le niveau de taxation. L’un des défauts de l’Iran est d’avoir une importante régulation administrative. Le gouvernement s’est rendu compte de ça, et travaille actuellement à améliorer la situation.

Théorisation
L’ISOLEMENT ET LA CONTRAINTE PEUVENT ÊTRE UN CATALYSEUR DE CRÉATIVITÉ
Avec une perspective occidentale, on pourrait donc facilement voir l’Iran comme le nouvel eldorado. Comment vous sentiriez-vous avec cette vision-là de l’Iran ?
On ne le ressent pas comme ça, même si c’est le cas sur certains aspects. Certains comparent la période actuelle à la chute du mur de Berlin pour l’Europe, ou l’ouverture libérale de la Chine communiste. D’un point de vue politique ça l’est ; si tu regardes les consommateurs et les marchés, ça ne l’est pas. Quand le mur de Berlin est tombé, les gens à l’est du rideau de fer n’avaient jamais vu un hamburger américain. Il me semble que le premier MacDonald à ouvrir était à Budapest, et que les gens étaient réellement surpris de découvrir ce que c’était. Il n’y a pas cet effet de surprise en Iran, c’est la différence. Quand l’Iphone sort aux Etats-Unis, tu peux le trouver dans les deux jours qui suivent en Iran. On est l’un des pays qui arrivent dans les premières phases de lancement des produits Apple. Mais tu les retrouves au triple du prix occidental. D’un point de vue du comportement des consommateurs, nous fonctionnons exactement de la même manière que les consommateurs occidentaux. Au niveau mondial, on est même l’une des populations avec un taux de consommation sur revenus parmi les plus élevés. C’est également pour ça que des ponts sont facilement constructibles, car il existe des similitudes importantes en dehors de la sphère politique.
La différence de taille également, c’est que les pays de l’Est dans les années 90 ou la chine dans les années 80 faisaient preuve de grandes faiblesses au niveau des infrastructures. Il y avait beaucoup de choses à construire, et c’est aussi ce qui a pu intéresser certains investisseurs étrangers. N’est-ce pas problématique que vous essayez de construire un pont entre deux environnements matures ?
On ne dirait pas mature dans ce sens-là, surtout si tu portes l’analyse aux pays voisins de l’Iran. En ce qui concerne les infrastructures, même si on est très loin d’être dans les situations historiques dont on parle, il y a toujours de nombreuses choses à mettre en place et il y a de nombreux domaines dans lesquels investir. L’Iran, à ce niveau-là, a toujours un coup de retard sur l’occident. Dans l’immobilier et l’industrie pharmaceutique il y a toujours plusieurs milliards de dollars d’investissements possibles. C’est toujours ouvert sur de nombreux aspects. Le marché de la consommation est toujours intact, et on parle d’un marché de 80 millions de consommateurs dont les deux tiers ont moins de 35 ans. L’Iran pourrait devenir un hub intéressant pour des multinationales, notamment pour profiter du panel de talents dont on dispose. On est dans le top 5 mondial en terme de nombre d’ingénieurs. Nous sommes actuellement la deuxième économie du Moyen-Orient après l’Arabie Saoudite avec des choix qui se portent sur le long terme.

Et c’est une analyse que vous pouvez étendre à tous les secteurs d’activités ?
Comme on te l’a dit plus tôt, la différence entre l’Iran et le reste du Moyen-Orient est que nous ne pouvons pas importer de technologies, nous devons les créer nous-mêmes. Si tu compares l’environnement des startup en Iran à celui la Turquie, nous avons environ deux ans de retard. Si tu fais la comparaison avec les pays occidentaux, la différence est encore plus grande et nous avons encore beaucoup de chemin à faire. Mais notre force, c’est que nous comblons ce retard extrêmement rapidement.
En ce sens on pourrait presque voir dans l’Iran une version XXIe siècle du Japon.
En termes de vitesse de développement fulgurante oui, il y a quelque chose dans cette comparaison. Il y a deux ans, nous n’étions pas encore revenus en Iran mais les gens pointaient du doigt un retard beaucoup plus important que celui actuel. Nous avons tous les éléments pour devenir un important hub startup dans les années à venir : un très grand nombre de talent, et un important marché de consommation au niveau local. Ce dernier est vraiment important quand tu analyses un écosystème à startup car c’est ta zone de test. Il faut que ce marché soit assez important pour que tu puisses tester et développer ton idée – avant d’avoir la chance de l’exporter dans d’autres pays. Il y a de nombreux capitaux qui circulent en Iran. Ce n’est peut-être pas forcément les capitaux dont les startup ont besoin, mais en tout cas ça se développe très rapidement.
L’Iran est un exemple très intéressant car dans cette aire géographique c’est de très loin le pays qui a sa culture embrassant le plus fortement le numérique. Les iraniens sont très friands d’innovations et de technologies, et c’est vrai autant aujourd’hui que quand tu regardes l’histoire perse. Sur de très nombreuses technologies, les iraniens en étaient les premiers utilisateurs. Et c’est particulièrement le cas pour le numérique. L’internet est devenu populaire ici très rapidement, même à l’époque où la vitesse de connexion ne dépassait guère 7 kilo octets par seconde. J’étais là, nous étions tous les trois-là, nous l’utilisions. Même à cette époque où le monde découvrait la première génération de l’ADSL, les iraniens s’informaient déjà sur internet de l’actualité. On a souvent l’idée que l’Iran a toujours été derrière l’occident, c’est trop souvent exagéré.
Extrait d’une étude réalisé par Techrasa et NazarBazaar concernant les comportements numériques des iraniens. Telegram, hégémonique en Iran, revendique plus de 40 millions d’utilisateurs (un iranien sur deux). La pénétration numérique en Iran est réelle, et les usages semblent suivre.
Quand tu es coincé dans un trou, tu deviens effectivement plus créatif pour trouver des solutions. Tu deviens plus audacieux pour compenser ton environnement. Quand l’Iran était complètement isolé – même si le pays l’est encore – tout l’environnement des startup technologiques a été construit par les iraniens, pour les iraniens, sans aucune aide extérieur. On n’a jamais vu cette isolation et ces sanctions comme des mauvaises choses, justement parce que comme tu l’as senti, ça nous a également rendu plus créatif. Quand Google Play se développait au niveau mondial, on était en train de créer Cafe Bazaar, un android market local. Quand Amazon se développait, on répondait avec Digikala, qui vaut maintenant plus d’un demi-milliard de dollars. N’importe quelle idée qui n’était pas ici, on se l’est approprié. N’importe quelle technologie qui n’était pas présente, on a dû la réinventer. C’est le cas quand tu prends l’exemple de l’industrie pharmaceutique par exemple, les sanctions nous empêchaient d’importer ces technologies. Les scientifiques iraniens ont réussi à créer un circuit technologique local pour compenser cette impossibilité d’interaction avec le monde extérieur. La même chose est arrivé durant les huit ans de la guerre entre l’Iran et l’Irak. La plupart des pays ont soutenu Saddam Hussein dans cette guerre, et cette isolation nous a forcé à avancer rapidement dans de nombreux secteurs industriels.
Un soldat iranien sur le front de la guerre Iran-Irak en 1980.
En plus de ça, c’est complètement exacerbé par la démographie iranienne. La moitié du pays a moins de 30 ans et le taux de doctorants ou de diplômés du supérieur est impressionnant. C’est une vraie pépinière à talents. C’est fascinant car ces lendemains qui chantent semblent réellement promis à l’Iran. Pour autant, pensez-vous qu’il reste des difficultés politiques et administratives majeures dans les années à venir ?
Oui, et même je vais aller plus loin, c’est quelque chose de pratiquement sûr. Nous aurons de nombreuses difficultés à faire face, et dont certaines dont nous ignorons encore complètement la nature. Elles peuvent être de l’ordre de la diplomatie internationale ou du niveau de nos infrastructures. Comme tu l’as rappelé, nous avons tous les éléments clés pour devenir une puissance économique incontournable, mais nous avons des défis considérables avant d’atteindre ce statut. Nos infrastructures sont très efficaces, notamment dans le secteur de l’énergie. Les systèmes sont de conceptions iraniennes, avec l’aide des russes et des chinois. Notre système bancaire est également puissant, même si il est complètement déconnecté du reste du monde à cause des sanctions. Dans un autre contexte géopolitique, on devrait déjà voir les investissements affluer en direction de l’Iran mais les investisseurs pèsent encore assez fortement l’incertitude diplomatique, et ne veulent également pas se mettre en porte à faux vis-à-vis des Etats-Unis. En définitive, je pense que l’on peut réellement dépasser ces difficultés, notamment grâce à ces quelques grands points forts que nous possédons.

Le gouvernement iranien réalise cette politique de “protectionnisme numérique” dans l’objectif de catalyser la production de contenus numériques locaux. L’idée est de faire en sorte que la data reste en Iran et ne se délocalise pas au fur et à mesure de l’ouverture du pays. On a une très importante production de data puisque les iraniens sont très actifs sur les réseaux sociaux. Le gouvernement préfère soutenir des plateformes comme Aparat (ndlr : le youtube iranien) pour être sûr que même au niveau culturel, on mette en avant la culture perse. C’est en définitive moins dans une perspective de protection vis-à-vis de l’extérieur que d’essayer d’émuler la création à l’intérieur du pays. Il ne faut pas le voir comme deux internet différents, mais plutôt des facilités dans un simili circuit local. À titre personnel, je ne vois pas la différence quand je me balade sur internet, à part le fait que les contenus locaux sont plus réactifs en termes de vitesse – ce qui est logique. L’élément principal est que le serveur soit situé en Iran, et c’est ce qui fait que le coût pour l’utilisateur est moins important. C’est un système incitatif, plus que protectionniste. Le prix pour l’accès aux contenus internationaux reste le même, c’est juste que le gouvernement fait en sorte que le prix soit divisé par trois lorsque le contenu est hébergé en Iran.
Le e-commerce, particulièrement dans le domaine de la mode, est particulièrement en vogue en Iran. On vous conseille la lecture de la startup story de “Harasp”, dans le secteur du luxe, raconté par Techrasa.
Si l’on poursuit notre comparaison avec le Japon de tout à l’heure, on peut y voir des similitudes intéressantes. Le développement économique du Japon s’est basé sur la théorie du vol d’oies de Schumpeter – c’est-à-dire un protectionnisme intelligent. Le gouvernement japonais s’investissait de la question entrepreneuriale et technologique pour protéger les initiatives locales jusqu’au moment où elles pouvaient être suffisamment concurrentielles pour affronter les dynamiques internationales. L’idée est de couver ces initiatives et ces projets dans leurs stades de développement où ils pourraient être écrasés par une concurrence mondiale. Y a-t-il quelque chose de similaire dans le modèle numérique iranien ?
Sûrement, mais il y a aussi de gros aspects négatifs à tout cela. Prend n’importe quelle voiture que tu peux trouver en Europe, tu dois payer le double voir le triple pour l’avoir en Iran. Le problème fondamental dans le secteur de l’automobile iranien, c’est que la qualité des voitures produites ne s’est pas amélioré ces dix dernières années. Il y a quinze ans, quand on a réellement commencé à produire nos propres voitures, elles étaient pas mal, même en termes des standards internationaux. C’est sur des secteurs comme celui-là où l’on sent particulièrement les sanctions internationales.
J’ai rencontré beaucoup d’iraniens qui étaient assez critiques des méthodes de gouvernance – pas directement du gouvernement en lui-même, mais des méthodes de management. Beaucoup de jeunes iraniens m’ont notamment fait remarquer que le pays pourrait être beaucoup plus compétitif avec un management plus efficace.
C’est vrai, mais c’est quelque chose qui est vrai à peu près partout dans le monde. La montée au pouvoir des nouvelles générations – mieux éduquées – provoque une optimisation des performances. Ce qui est délicat en Iran, c’est la transition. C’est un processus qui prend du temps et la confiance entre l’ancienne et la nouvelle génération doit se construire progressivement. Ce qui est sûr, c’est que l’arrivée au pouvoir de cette nouvelle génération va provoquer une croissance forte, et surtout créer un meilleur lien de confiance, notamment avec la diaspora iranienne. Si le gouvernement iranien réussit à créer des incitations pour que les expatriés ayant eu de fortes responsabilités dans le management international reviennent mettre à profit leurs expériences, ça va permettre au pays de se réintégrer dans le commerce international très rapidement.
En termes de culture de la hiérarchie, comment définiriez-vous l’Iran ? Les Etats-Unis ont un rapport décomplexé à la progression et à l’âge tandis que la France a une culture relativement gérontocratique.
Je pense que l’Iran doit être assez similaire à la France alors, car l’âge est vraiment un élément clé dans notre hiérarchie et dans notre culture de l’entreprise. Cependant les mentalités n’ont pas forcément à évoluer, car le roulement générationnel va naturellement provoquer cette redistribution des responsabilités. Dans un pays comme l’Iran où les 2/3 de la population a moins de 35 ans, ça va avoir un impact incroyable dans les années à venir.
Listen to Rasa Talks – Episode 8: Consumer Behavior & Uber Clones in Iran byTechRasa on hearthis.at
Dévoilement
L’ENTREPRENEUR CONSTRUIT SON BONHEUR DANS LA CROYANCE D’UN PROGRÈS INDIVIDUEL, PUIS COLLABORATIF
Ça fait plus d’un an que vous avez lancé votre média, avez-vous rencontré des difficultés particulières qui vous ont poussées à repenser votre projet ? Ou alors le processus a été très naturel, progressif ?
Nous n’avons pas repensé notre projet par contre nous rencontrons certaines difficultés. Par exemple, nous n’avons jamais eu de levée de fonds, on n’a jamais eu d’investissement. Nous avions eu des possibilités, notamment avant de lancer le projet, puisqu’on était au cœur de l’environnement dans lequel rencontrer des investisseurs. On a réalisé que la valeur d’un média se mesure principalement dans son indépendance et sa capacité à tisser un lien de confiance avec son lectorat. Ça nous a du coup paru une mauvaise idée de se lier avec des investisseurs, également car notre sujet d’expertise sont les marchés en eux-mêmes. C’était un choix difficile, car ça limitait notre capacité à nous développer, ça nous forçait à travailler plus, à écrire plus. Ce qui nous a permis d’exister et d’acquérir cette position sans investissement, c’est le fait qu’aucun autre média n’existait avant nous : nous n’avions pas de concurrence.
Oh définitivement. Je pense que c’est une épreuve par laquelle passe tous les entrepreneurs. Ce n’est pas le chemin facile l’entrepreneuriat. La pression vient de dizaines d’endroits différents, et en même temps. Mais c’est l’unique solution pour que le projet dans son ensemble puisse fonctionner. Ça revient à une idée psychologique assez simple. Si tu as un objectif précis, déterminé, et que tu y crois réellement, alors tu peux surmonter de nombreux obstacles. Tu développes réellement ta capacité à encaisser des coups, jusqu’au moment où ça puisse devenir trop pesant. Certains entrepreneurs iraient jusqu’à mettre leur vie en jeu si ils le pouvaient, ils sont attachés à leur idée à ce point-là. Au début, nous ne faisions pas du tout de revenu, et nous n’avions donc pas d’investissement pour compenser ça. On s’est financé nous-même, par nos familles. Les choses deviennent plus faciles en ce moment car on commence à dégager des revenus. Si on veut continuer à se développer il va nous falloir des investissements importants, donc en ce moment on essaie de réfléchir à comment mobiliser des fonds intelligemment. On regarde par exemple des potentiels investisseurs à l’intérieur de l’Iran, qui sont d’ici, et qui ont la capacité d’engendrer du mouvement. Mais on est également en train de discuter avec un investisseur étranger. Tout dépend de la manière dont cela peut se passer.

A proximité des bureaux de Techrasa, dans le nord de Téhéran.
J’ai l’impression que votre manière d’évoluer, particulièrement en rapport avec votre refus initial d’avoir des investisseurs, c’est d’être plus instinctif dans votre capacité de prise de décision.
D’une certain manière oui. On parlait tout à l’heure de risque, évidemment que ce n’est pas forcément le plus rationnel de refuser des gros investissements qui permettrait de rendre l’ensemble du projet plus facile, mais on veut absolument éviter de se retrouver dans un cas de figure où un important investisseur étranger essaierait de s’immiscer dans notre contenu. Ça pourrait être très rapidement le cas, car notre investisseur serait aussi investisseur sur d’autres startup, et il voudrait créer de la synergie dans son réseau d’investissement.
C’est cette idée d’honnêteté qui prime, dans votre cas, dans le cadre d’un projet média
Complètement. Un média repose sur ce principe d’honnêteté. Si tu perds ça, tu n’arriveras plus à te développer. Les gens ne liront plus ton contenu. Même si ça peut être stressant, même si au début tu ne te fais pas d’argent, on veut être un vecteur de changement en Iran et c’est quelque chose qui est fondamentalement supérieur. On veut aider ce pays, on veut aider les gens de cette communauté. Ce projet et cet engagement, ça impacte votre capacité à être heureux ?
Certaines nuits sont stressantes, et on ne dort pas beaucoup. Mais le jour d’après, quand les gens viennent te voir et te font sentir que ce que tu fais est important pour eux … c’est un moteur incroyable. Les réactions de notre environnement nous aident beaucoup. Donc tu as raison, c’est quelque chose de beaucoup plus profond qu’un emploi lambda. Tu te jettes corps et âme dedans.
C’est difficile parfois de garder une humeur stable, notamment dans les processus de prise de décisions ?
Oh oui ça peut être très dur des fois. Mais ce qui change la donne c’est que Techrasa est une structure collective. Nous sommes trois cofondateurs derrière ce projet donc ça nous aide à prendre du recul à chaque étape. On se relaie quand on sait que l’on est dans le bas, et c’est précisément durant ces moments que c’est important d’être au clair sur ce qui nous unis, et ce que l’on veut faire au long terme. Tu ne peux pas le faire tout seul, personne ne le peut. C’est la vie que l’on a choisi, et on essaie de concevoir toutes les manières dont on peut en tirer le maximum, avec lesquelles on va le plus s’épanouir. La partie financière du projet est compliqué évidement, mais si tu fais ça d’abord pour l’argent, tu t’orienterais plutôt sur des startup de produits. Là tout de suite je pourrais te développer une dizaine de business model qui seraient florissants en Iran. Techrasa est un projet qui a beaucoup plus d’importance pour nous. C’est notre passion. On sait que ça doit être fait, et que l’Iran en a besoin. On pourrait avoir un vrai rôle important à jouer dans l’écosystème startup – qui est composé des universités, du gouvernement, des investisseurs, des accélérateurs, des ONG et des médias. On est l’unique média de cet écosystème, et si tu retires un élément de l’écosystème alors c’est l’ensemble de l’écosystème qui s’affaiblit. Même si ton projet ne rapporte pas d’argent au début, si tu peux faire quelque chose pour ton environnement, pour les autres, alors il faut prendre ce risque. Il y a des moments où c’était compliqué de rentrer chez soi, où tu te poses la question de si tu peux te permettre de prendre un ticket de bus.

Complètement, car à mesure que tu grossis tu appartiens toujours au même écosystème mais ton rôle en son sein peut réellement se métamorphoser. Généralement en entrepreneuriat, quand tu connais le succès, tu deviens peu à peu un investisseur dans ton environnement. L’entrepreneuriat c’est un jeu collectif, tu cherches du support pour te lancer, et une fois que tu es lancé tu aides les autres du mieux que tu peux. Quand tu regardes les grandes fortunes de la Sillicon Valley, peu d’entre eux choisissent de s’isoler sur une île paradisiaque avec tout leur argent. Ils réinvestissent leur argent, ils créent de la valeur à nouveau, ils développent la création. Ce n’est pas que l’argent qui te pousse à réinvestir – surtout une fois que tu as réussi. C’est une certaine définition de ta vie, et de celles qui t’entourent. C’est une manière de toujours valoriser la création dans le monde. Pas uniquement en termes de valeur financière mais aussi en tant que valeur morale. Ça peut sonner très mielleux, mais je pense vraiment que les entrepreneurs peuvent rendre le monde un peu meilleur, tout du moins à une échelle locale.
Cette mentalité, est-elle suffisamment puissante pour repousser toutes les peurs et arriver à être heureux dans sa vie ?
Elle doit être puissante, il n’y a pas d’autre choix. Tu sautes, et sois ça passe, sois tu te plantes complètement. Bien souvent la plupart des entrepreneurs connaissent de nombreux échecs avant de commencer à réussir. La majorité des entrepreneurs voient même l’échec comme une condition indispensable de la progression. Cet état d’esprit fait que tu ne peux que aller de l’avant, même si ça ne marche pas, même si tout le monde doute de toi, même si ton environnement est stressant. Toujours dans la Sillicon Valley, certains investisseurs ne parient pas sur certains entrepreneurs tant qu’ils n’ont pas connu au moins un échec.
L’idée derrière l’entreprenariat, c’est que tu es dans l’action. Si tu le veux vraiment, alors tu agis. Et fondamentalement tu deviens instinctif par l’action. La pression que tu incorpores, les doutes que tu peux avoir, tu les intègres et ils te rendent plus fort. Car il n’y a pas d’autre choix. Que ferais-tu de ta vie sinon ? Tu peux peut-être te planter 100 fois, ça ne fait qu’augmenter tes chances de réussir à la 101ème fois.
L’entrepreneur Sisyphe, par Titien